Sido se demandait ce qu’elle allait bien pouvoir faire de ses deux fils qu’elle surnommait « les sauvages ». Elle semblait découragée et se sentait coupable du comportement de ses deux fils qu’elle trouvait beaux. Ils étaient demi-frères. L’aîné avait dix-sept ans et le cadet, treize. Tous deux étaient minces aux yeux clairs. Ils préféraient le fromage, les œufs frais et les légumes, à la viande. Ils s’entendaient bien. L’aîné se projetait déjà dans des études de médecine et le cadet vivait au jour le jour. L’autrice précise qu’ils ne jouaient pas comme ces enfants qui se déguisent pour conquérir le monde ou interpréter des personnages. Ils jouaient à explorer leur environnement. L’autrice cherche dans les récits de sa mère à tout connaître de la vie de ses frères quand ils étaient petits. Son frère aîné, qu’elle qualifie d’aîné sans rivaux est mort au moment où elle écrit. Elle se raccroche à ses souvenirs d’enfance et aux récits de Sido pour comprendre comment le cadet est devenu cet homme à la moustache grisonnante et aux habitudes silencieuses. Elle raconte qu’à l’âge de six ans, il suivait les musiciens mendiants qui traversaient le village, et ce, parfois sur plusieurs kilomètres. Il écoutait ainsi le clarinettiste puis, de retour à la maison, jouait fidèlement au piano ce qu’il avait entendu sur le chemin. L’autrice se souvient que Sido se demandait s’il deviendrait artiste tant il était doué en musique. Sido n’avait rien à reprocher à son fils sauf sa mauvaise habitude de disparaitre sans que personne ne sache où il était. Il n’était pas là où on s’attend à ce qu’un petit garçon de six ans fût : avec les autres enfants, à la patinoire, sur la place du Grand Jeu. Il préférait se réfugier dans la glacière du château, dans la boite de l’horloge de ville ou encore accroché aux basques de l’accordeur de piano. Il ne réclamait jamais rien sauf un soir où il insista pour avoir des pruneaux et des noisettes. Sido lui avait répondu qu’elle n’en avait pas et que l’épicerie était fermée. Le petit garçon avait réitéré sa demande avec insistance plusieurs soirs de suite, espérant sans doute pousser sa mère à bout. Contrairement à toute attente, Sido, mère singulière qu’elle était, n’avait pas explosé de colère, mais, au contraire, avait anticipé la énième demande de son fils et lui avait acheté ce qu’il demandait. Le petit garçon vexé avait alors éclaté en sanglots en lui avouant qu’il n’aimait pas ça et que ce qu’il voulait, en réalité, c’était simplement réclamer.
Colette réalise que, lorsqu’elle était petite, elle bénéficiait des privilèges qui étaient accordés à l’enfant-le-plus-jeune puisque dernière-née de la fratrie, mais qu’avant sa naissance, cette place avait été occupée par son frère durant une dizaine d’années. Lorsque Sido se rendait à Auxerre pour y faire des courses, le petit garçon déjouait toute surveillance et disparaissait. Une fois, dans un magasin, alors que tout le monde le cherchait dans les puits, cuves ou tonneaux, le petit garçon avait été retrouvé grimpé en haut d’un pilier de bronze où il écoutait les rouages d’une horloge.
Sido affirmait qu’Achille serait médecin, que Léo serait musicien et qu’il ne pouvait en être autrement tant ils étaient doués. En revanche, Sido ne se prononçait jamais sur le devenir de l’autrice ni même, à bien y réfléchir, sur le sort de la sœur aînée, déjà majeure, mais que l’autrice qualifie d’étrangère à tous. Lorsque Sido évoquait sa fille aînée, elle disait qu’elle était une autre sorte de sauvage que personne, même pas elle, ne comprenait. Jusqu’à la fin de sa vie, Sido n’accepta pas que Léo ne fût pas devenu musicien ainsi qu’elle l’écrivit dans des lettres retrouvées par l’autrice bien plus tard. Colette raconte que Léo n’est effectivement pas devenu musicien, ni pharmacien et qu’il est resté lui-même, un sylphe attaché à la nature qui l’entoure. Colette raconte que Léo, devenu adulte, avait su garder son âme d’enfant, sa liberté intérieure, non sans dommage, car la réalité n’était pas à la hauteur de ses rêves. Colette se remémore qu’un soir, alors qu’elle ne l’avait pas vu depuis longtemps, Léo lui avait rendu visite. Avec toute la pudeur qui caractérise leur relation, Colette ne lui avait pas posé de question et avait attendu qu’il parle. Il lui avait révélé qu’il revenait de Saint-Sauveur, des Roches (dont il ne reste rien) et de la cour du Pâté. Chaque pas raconté par Léo avait alors réveillé des souvenirs à la fois anciens et si présents dans la mémoire de l’autrice, les noms de voisins, les chiens qui aboient, le grincement d’une grille. Léo s’était offusqué que cette grille ait été huilée.
L’autrice raconte que ses frères étaient férus de lecture. Ils lisaient, disait-elle, avec excès, égarement, de jour comme de nuit, au sommet des arbres ou encore dans les fenils. Ils avaient mis en place une cagnotte dans laquelle chacun d’eux devait glisser deux sous chaque fois que le récit qu’ils étaient en train de lire utilisait le mot « mignonne » qu’ils détestaient l’un et l’autre. Si le livre était vierge de ce mot, la somme de dix sous était versée à son lecteur. L’autrice, alors âgée de huit ans, était écartée de ce petit jeu par ses frères. Les deux garçons débattaient longuement sur les auteurs qui méritaient, selon eux, de figurer dans ce jeu. Ils discutaient ainsi, allongés sur le mur d’enceinte et, dès qu’un bruit de pas se faisait entendre, s’aplatissaient pour mieux épier le passant. L’autrice se souvient d’une discussion qu’ils avaient eue au sujet de la fille de voisin, dont la chevelure flamboyante les interpellait. Le cadet s’était moqué ouvertement de cette fille qu’il qualifiait de carotte, de rouge. L’aîné, lui, la trouvait très très mignonne. Malgré leur différence de point de vue, les deux frères savaient que ce type de débat ne valait pas la peine qu’ils se disputent.
Les deux frères avaient un souffre-douleur, Mathieu M, dont la seule apparence réveillait en eux leur humeur perverse. Ce camarade de collège, aux allures de fils de bonne famille, était en tous points leur contraire. Lorsqu’il apportait une partition de piano pour la jouer avec les deux frères, le pauvre garçon se retrouvait cantonné à en tourner les pages. Ils le traitaient sans aucun ménagement, se jouant de lui dès qu’ils le pouvaient. Ils racontaient leurs méfaits à l’autrice, élevée à ne pas les trahir, en lui laissant croire qu’ils voulaient tuer leur victime.
Juliette, l’aînée de la fratrie, s’était fiancée. Contrariée, Sido ne voyait en ce mariage, non pas un évènement inespéré, mais un accident désespéré. Les frères avaient pris l’annonce des noces comme une corvée. Léo, pourtant choisi comme garçon d’honneur, avait déclaré qu’il n’irait pas à la noce, ne porterait pas d’habit à queue et ne donnerait pas le bras. Personne ne semblait apprécier le futur époux de Juliette. Les frères avaient fini par s’apaiser et accepter de participer. Mieux, ils avaient même organisé une messe en musique, ce qui avait rendu Sido heureuse. Le jour de la cérémonie, Achille et Léo avaient jouer du piano et Colette, alors âgée de onze ans, avait paradé dans sa robe rose. L’autrice se souvient de la honte éprouvée lorsqu’elle regardait sa sœur qui semblait dépassée par cette union. Au petit matin, Sido avait retrouvé Achille parti dormir loin des invités. L’autrice se souvient de la misanthropie qu’Achille avait développée en vieillissant.
Analyse
Cette partie du récit est principalement consacrée aux frères aînés de Colette auprès desquels elle a grandi. Colette partage ses souvenirs et leur rend hommage pour le rôle qu’ils ont eu dans sa vie. Elle explique qu’ils ont été des garçons turbulents dotés d’une insatiable curiosité pour explorer la campagne, les champs, les bois et forêts, etc. À ce titre, cette profonde curiosité a été un véritable moteur dans la façon qu’a eue Colette de se construire. L’autrice décrit une relation fraternelle, sans dispute ni bagarre autre que la rivalité naturelle qui anime les enfants. Elle met en avant leur innocence, leur complicité et le respect qu’ils se vouaient l’un à l’autre. Inséparables, leurs personnalités se complètent. L’aîné est sérieux et se destine à une carrière médicale. Il deviendra médecin comme attendu par Sido. Le cadet est doté d’une oreille musicale qui lui permet de rejouer n’importe quel air entendu. Curieux et rêveur, il possède une capacité à se détacher du monde qui l’entoure. Sido espère qu’il sera un grand musicien, mais il ne le deviendra jamais. Colette décrit son frère Léo comme un sylphe qui fuit les ambitions imposées pour vivre libre. Les deux frères partagent une passion commune pour la lecture qu’ils pratiquent avec ferveur et une fâcheuse tendance à disparaitre sans prévenir, guidés par leur instinct de liberté.
Mais Colette sait aussi rappeler que ses frères pouvaient se révéler méchants et indélicats avec les autres enfants comme avec Mathieu dont ils se jouent sans vergogne. Léo a des mots durs envers la fille du voisin. Enfin, ils n’hésitent pas à manipuler leur petite sœur pour lui faire croire les pires horreurs. En réalité, ce que l’autrice dépeint n’est rien que la cruauté inoffensive inhérente à l’enfance.
À travers son récit, Colette met en avant la différence d’éducation entre les filles et les garçons. Les garçons explorent le monde et sont même encouragés à le faire, tandis que les filles sont cantonnées à des activités domestiques. Elle semble admirative de cette liberté qui leur est accordée de pouvoir fuir les contraintes de la société. Elle les admire lorsqu’ils osent rejeter les conventions sociales et les mondanités. Cette aversion pour la vie des adultes est flagrante lors du mariage de leur sœur aînée. Même s’ils finissent par y participer pleinement en créant une messe pour leur sœur, ils parviennent à rester à l’écart de la cérémonie, cachés derrière leur piano.
Les récits de Colette projettent le lecteur avec poésie dans des scènes vivantes. Les dialogues entre les deux frères sont immersifs. Chacun y retrouve une part de sa propre enfance. On y décèle un attachement familial profond, une réflexion nostalgique sur l’innocence de l’enfance et une interrogation sur la notion des héritages familiaux qui construisent les personnalités des uns et des autres au sein d’une même fratrie.
Colette consacre une courte partie du récit à leur sœur aînée, Juliette. Elle y est présentée comme une personne énigmatique. Elle est décrite comme dotée d’une singularité physique et distante envers la famille. Sido dit d’elle qu’elle est une autre espèce de sauvage. Même Sido ne parvient pas à comprendre sa fille et ses décisions. Elle n’approuve pas le mariage de Juliette avec un homme qu’elle qualifie de chien coiffé. Par ce mariage, très socialement normé, Juliette incarne pourtant, elle aussi, une forme d’indépendance et de résistance.