Rhinocéros est la pièce qui a permis à Eugène Ionesco d’accéder à une renommée internationale. Bien que la pièce ait déjà été jouée à plusieurs reprises en 1959, l’année de sa parution, elle n’attira l’attention du public et des critiques que l’année suivante, lors de sa traduction en anglais. En 1973, une adaptation cinématographique avec Gene Wilder et Zero Mostel fut également acclamée par la critique.
La première représentation de Rhinocéros eut lieu en 1960 au théâtre de l'Odéon, à Paris, sous la direction de Jean-Louis Barrault. Dans cette œuvre, Ionesco personnifie le fascisme et l’imagine comme une maladie qui métamorphose les êtres humains en créatures violentes et dénuées d'intelligence, les fameux rhinocéros. Plus que dans toutes ses autres pièces, Ionesco utilise ici un symbole précis de manière assumée, claire et convaincante. Au-delà de cette allégorie du fascisme, la pièce s'inscrit dans la littérature d'après-guerre, explorant non seulement les causes de la guerre, mais également celles de la vie elle-même.
Rhinocéros est un parfait exempledu style typique d'Ionesco et du théâtre de l’absurde en général. L’auteur imagine un univers dans lequel les gens se transforment soudainement en rhinocéros, où l’intrigue ne suit pas une structure traditionnelle et est parsemée de conversations philosophiques. La pièce combine également l’humour fantaisiste et des éléments tragiques, dans le but de nous inviter à réfléchir à la vraie nature de l’être humain.
Comme la plupart des œuvres du théâtre de l’absurde, Rhinocéros nous plonge au cœur du chaos tout en essayant de faire passer un message. En effet, malgré tout ce qu’il se passe dans la pièce, il y a tout de même une intrigue et une structure. Le théâtre de l’absurde n’est pas qu’anarchique : il a besoin de s’appuyer sur certains dispositifs littéraires pour réussir à toucher son audience et la faire réfléchir. En interrogeant le sens de la vie et la nature rationnelle de l'humanité, Ionesco nous pousse à nous interroger sur notre perception de nous-mêmes et de nos actions.
Les critiques ont d’abord été déconcertés par ces pièces qui s’éloignaient si radicalement des conventions du réalisme traditionnel. L’intrigue, les personnages, le langage, le ton et la structure ont tous été complètement réimaginés par des dramaturges tels qu'Ionesco, Beckett et Pirandello. Ce n'est que lorsque le mouvement a gagné en ampleur que les experts ont pu réaliser que ces éléments étaient inspirés de sources aussi diverses que Shakespeare, la Commedia dell’arte et les poèmes de Lewis Carroll. Les dramaturges de l'absurde considéraient la scène comme un terrain d'exploration, d'imagination et d'expérimentation
Le protagoniste central de la pièce est un homme jovial du nom de Bérenger, dont beaucoup pensent qu’il est une représentation de l’auteur. Bérenger réapparaît dans d'autres œuvres d'Ionesco, notamment Tueur sans gages (1958), Le roi se meurt (1962), Le Piéton de l’air (1963) et La Soif et la Faim (1964). Bérenger est très présent dans la pièce mais on ignore tout de sa vie personnelle, ce qui est contraire aux conventions du théâtre plus réaliste. De la même manière, tous les personnages qui peuplent l'univers de Rhinocéros conservent une sorte d’anonymat et agissent davantage comme des allégories que comme des individus réalistes. Après tout, qu'est-ce qui distingue réellement un rhinocéros d'un autre, surtout après que le fascisme est passé par là ?
L'alternative au fascisme est l’individualisme incarné par Bérenger. En tant que personne, il n’est pas si différent des autres. Pourtant, il fait le choix de résister à l'appel de la conformité, optant ainsi pour la solitude et la rationalité. Est-il fidèle à lui-même ? La condition humaine est-elle davantage définie par la rationalité ou par l'irrationalité ? La pièce est particulièrement pertinente pour les étudiants qui sont sur le point d’obtenir leur diplôme et voient leurs camarades trouver leur premier emploi, comme s’ils s’inclinaient face au monde du travail. Dans quelle mesure l'étudiant doit-il emboîter le pas à Bérenger et résister à l'attrait du conformisme, et dans quelle mesure doit-il se plier aux voies du monde ?
Rhinocéros et, plus généralement, le théâtre de l'absurde, sont souvent associés à l'existentialisme, une philosophie influente à l'époque à Paris. Cependant, malgré la proximité entre Eugène Ionesco et le précurseur de l'existentialisme, Jean-Paul Sartre, Ionesco a insisté sur la distinction entre les deux mouvements. Il a d'ailleurs vivement critiqué Sartre pour son peu de lutte contre le communisme. En effet, de nombreux critiques soutiennent que Rhinocéros s’attaque autant au communisme qu’au nazisme.