À la mi-août, il est clair que la peste “avait tout recouvert” (p. 156). Le destin des habitants d'Oran n'est plus individuel mais collectif. La peur et la privation prédominent. Un vent violent se lève et remplit les rues de poussière et de silence. La peste, autrefois essentiellement concentrée dans les quartiers extérieurs, se répand à présent dans le quartier des affaires. Le bruit des ambulances est omniprésent. La seule chose que chacun peut se dire, c'est que les autres vivent encore pire. Des incendies se déclarent, allumés par ceux qui sont persuadés que le feu peut détruire la peste. Le taux de mortalité est élevé dans la prison de la ville. Tant les prisonniers que les gardiens sont touchés. Les premiers gardiens qui meurent reçoivent un honneur militaire. Après l’opposition de l'armée, cette décoration est transformée en “médaille de la peste”. Les moines qui vivent dans des communautés retirées doivent rejoindre la ville pour être mis en quarantaine. Une vague de violence révolutionnaire à petite échelle éclate, certains tentant de passer outre les gardes pour sortir de la ville, d'autres donnant impulsivement libre cours à leur terreur. La loi martiale est imposée. Elle met notamment en place un couvre-feu. La nuit, lorsque la ville est plongée dans l'obscurité totale, Oran ressemble à une “nécropole où la peste, la pierre et la nuit auraient fait taire enfin toute voix.” (p. 159). L’épidémie empêche d'organiser des funérailles. Les cérémonies prévues sont supprimées ; l’efficacité prévaut sur les sentiments. Seules les difficultés d’approvisionnement détournent l’attention des habitants de cette triste réalité.
Au fil du temps, il y a une pénurie de cercueils. Seuls quelques-uns peuvent être utilisés et aseptisés à temps. Lorsque les hommes et les femmes meurent, ils sont tout d’abord jetés dans des fosses mortuaires distinctes, mais cette différence finit par disparaître. Le petit cimetière est rapidement rempli, ses murs abattus et les terres voisines réquisitionnées pour y mettre les corps. Les enterrements ont à présent souvent lieu la nuit. Les activités funéraires requièrent de la main d'œuvre, qui meurt en grand nombre. Pourtant, il n'est pas difficile de trouver de nouveaux travailleurs car pour certains, “la misère se [montre] plus forte que la peur” (p. 163). Rieux est reconnaissant que certaines solutions plus extrêmes ne soient pas directement employées. Mais il est conscient du fait que, si le taux de mortalité augmente, “les hommes viendraient mourir dans l’entassement et pourrir dans la rue, malgré la préfecture, et que la ville verrait, sur les places publiques, les mourants s’accrocher aux vivants avec un mélange de haine légitime et de stupide espérance.” (p. 165).
Le narrateur regrette de ne pas pouvoir raconter quelque chose de spectaculaire, un acte ou un exploit héroïque. Pourtant, la réalité est qu'il n'y a rien de moins “spectaculaire qu’un fléau” (166). La peste est “une administration prudente et impeccable, au bon fonctionnement.” (p. 166). Les gens semblent dépérir émotionnellement et physiquement. Leurs souvenirs les tourmentent mais leur imagination leur fait défaut. Toute émotion semble banale ; il n'y a rien d'exalté. Ils ressentent de la tristesse et de la souffrance, oui, “mais ils n’en ressentaient plus la pointe.” (p. 167). Les quelques lueurs d'espoir s’évanouissent rapidement. Certains commencent parfois à planifier leur avenir, ou découvrent avec plaisir telle ou telle activité, pour finalement se rendre compte de l’inutilité d’un tel comportement. Ils retombent alors dans le désespoir.
Dans l'ensemble, les habitants d'Oran sont quelconques. Ils “perdaient les apparences du sens critique, tout en gagnant les apparences du sang-froid.” (p. 169). Les choix individuels n’ont plus leur place et tout le monde finit par agir comme son semblable. Ceux qui s'étaient distingués parce qu'ils avaient perdu l'amour ne sont plus différents des autres. La calamité a frappé tout le monde, elle est l'affaire de tous. L'amour persiste mais il est “inutilisable, lourd à porter, inerte en nous, stérile comme le crime ou la condamnation.” (p. 170). Pour le narrateur, le moment le plus fort se situe en début de soirée, lorsque les gens “se déversaient dans toutes les rues” (p. 170) et créent “un piétinement interminable et étouffant, enfin, qui remplissait peu à peu toute la ville” (p. 170).
Analyse
Dans la partie la plus courte du roman, le narrateur décrit à quel point la peste est devenue dévorante. Elle définit chaque moment de la vie des habitants, qui semblent dépouillés de leur individualité. La peste ne fait pas de distinction entre les riches et les pauvres, les gardiens et les prisonniers. Des rituels importants, comme les enterrements, disparaissent. Les émotions sont émoussées, les mouvements sont léthargiques. De temps en temps, les habitants sont incités à des actions brusques et violentes, comme quelques évadés qui défient les sentinelles aux portes de la ville. Oran est plus ou moins devenue une “nécropole”, la ville silencieuse et solennelle des morts.
L'une des observations les plus marquantes de Camus est la faiblesse et l'inadéquation du langage pour transmettre la réalité de la peste. Le critique Macs Smith suggère que “la langue à Oran est corrompue” et que “la peste démontre son échec”. Le préfet et les autres administrateurs se disputent sur le nom à donner à la maladie. Avec la fermeture des portes de la ville, les lettres sont remplacées par les télégrammes et la communication devient banale. Les professions de solidarité de l'extérieur ne sont plus écoutées. Le Courrier de l’Épidémie arrête d’informer pour ne faire plus que l’éloge des traitements de charlatans. Les bulletins quotidiens publiés par les autorités sont insipides. L'obsession de Grand quant à la recherche des mots parfaits pour son roman, portant sur un monde qu'il ne comprend pas, est absurde. Le critique Edwin Moses ajoute : “Le langage semble tout simplement incapable de transmettre le moindre sens de l'épreuve de la peste” et “Le sentiment d'exil qui, pour Camus, est si fondamental dans la condition humaine, est en grande partie dû à cette incapacité de parler et d'être compris... les mots eux-mêmes sont usés”.
La complexité particulière de la narration reflète ce débat sur l'inefficacité du langage. Pourquoi Camus ne raconte-t-il pas les évènements simplement, de sa propre voix ? Pourquoi Rieux ne s'annonce-t-il pas comme le narrateur dès le début ? Quels sont les problèmes que pose sa narration ? Est-elle finalement réussie ? L'article de Moses aborde ces questions parmi d’autres et conclut que les choix de Camus sont en grande partie les bons. Il explique que si Camus utilisait sa propre voix, il adopterait un style de conférence à la Paneloux. L'utilisation d'un narrateur externe est problématique, car “pour que la narration ait un quelconque espoir de communiquer avec succès, elle doit donner le sentiment d'avoir été taillée dans l'expérience de la peste”.
L'utilisation d'un “personnage exemplaire” comme narrateur soulève des problèmes particuliers. Le narrateur devait être ancré dans “l'expérience commune” et “devait être passionnément dévoué à aider les habitants de la ville”. Il devait également leur être supérieur d'une certaine manière, “sinon il n'aurait rien d'utile à enseigner”. Camus a choisi de ne pas faire employer à Rieux le pronom “je” car “un narrateur qui est censé être le frère de toute l'humanité ne peut pas être “je”.” Il aide également le lecteur à combler le fossé entre les mots et leur force émotionnelle en faisant de Rieux un homme ordinaire qui lutte pour raconter son histoire. De plus, Rieux ne devait pas rester totalement anonyme car “un narrateur qui se contente de raconter son profond engagement envers ses semblables ne pourra pas convaincre le lecteur de ses qualifications émotionnelles”.
Rieux gagne l'appréciation et la confiance du lecteur grâce au fait qu'il n'est pas un homme de lettres. Il commet de petites erreurs, comme celle de s'introduire dans le récit et de croire naïvement qu'il s'est entièrement déguisé. Il prétend être totalement objectif, ce qu'il n'est pas, et s'appuie sur le journal d'un autre observateur. Pourtant, il reste humble et effacé et “est tout sauf un artiste conscient”, ce qui signifie que “son humilité transparaît dans ses paroles et que sa naïveté se transmue en foi”. Le critique David Stromberg écrit que si Rieux n'adhère pas toujours au code narratif qu'il a dit s'être fixé, “il peut encore séduire le lecteur, notamment car les écarts à ce “programme” narratif n'enlèvent rien à l'importance qu'il accorde à ses principes et à leur respect : la solidarité et la suppression du “moi” personnel.”.