Chapitre III
Freud tente maintenant d’identifier les objections potentielles à son argument et d’y répondre. Il considère maintenant la possibilité que tout ce qui aurait été caché puis exposé ensuite à la lumière puisse produire un effet inquiétant et étrange. Il pense que cette condition est nécessaire, mais pas suffisante.
Freud propose aussi que pour chaque argument qu’il donne, un contre-exemple puisse être trouvé pour le réfuter. La main coupée qui est un élément étrange et inquiétant chez Hoffman n’a pas d’effet semblable chez Hérodote, bien qu'en principe, les deux évoquent le complexe de castration. D’un côté, l’accomplissement instantané du souhait de L’Anneau de Polycrate est étrange et inquiétant ; de l’autre, l’accomplissement du souhait dans les contes de fées, comme celui d’une femme qui désire une saucisse qui apparaît alors sur son assiette, est plutôt comique.
De même, l’idée de la réanimation de morts est troublante. Mais quand Blanche-Neige ou Jésus-Christ reviennent à la vie, nous sommes ravis. La répétition involontaire doit donc être pensée et divisée en situations où elle crée un effet comique, comme dans les contes de fées, et en situations où elle crée un effet vraiment étrange. Freud concède qu’il est maintenant entré dans le domaine de l’esthétique, la science qui détermine comment fonctionnent les effets artistiques, alors que son but était seulement de justifier l’inquiétante étrangeté comme un sujet potentiel de recherche psychanalytique.
Une solution possible à ce problème est que les exemples comiques de l’inquiétante étrangeté sont tous tirés de la littérature. L’inquiétante étrangeté fonctionne différemment quand nous l’expérimentons dans la vie réelle que quand nous lisons à son sujet. Freud pense que ces expériences peuvent toujours s’expliquer par le retour de quelque chose qui aurait été refoulé. Mais il soutient qu’il y a encore des distinctions importantes à faire concernant quand et comment nous vivons l’inquiétante étrangeté.
Freud pense que la problématique est différente lorsqu’il s’agit des expériences de l’inquiétante étrangeté qui auraient été directement enracinées dans l’enfance. Il pense que les expériences qui éveillent ce sentiment ne se produisent pas souvent dans la vie réelle. La réalité psychique, autrement dit la manière dont sont vécues les choses, aurait plus d’importance que la réalité partagée. Ce serait pourquoi les situations d’inquiétante étrangeté se produisent plus fréquemment quand nous les rencontrons dans des livres, des histoires, etc.
Freud applique une distinction, où l’inquiétante étrangeté adviendrait lorsqu’on nous rappelle une idée spécifique de l’enfance, ou lorsque les croyances primitives que nous avons dépassées semblent se confirmer, bien que, pour être sûr, il peut être difficile de les distinguer. Les croyances primitives et les complexes infantiles sont souvent liés.
Il nous ramène ensuite à la toute-puissance des pensées. Il fut un temps où nous croyions à de telles choses, et maintenant nous n’y croyons plus. Nous pensons que nous avons dépassé ces vieilles superstitions. Néanmoins, les vieilles croyances se cachent encore en nous, attendant une confirmation. Le sentiment d’inquiétante étrangeté confirme un soupçon de longue date : " Il est donc vrai que l’on peut tuer avec ses pensées. ". Freud pense que quelqu’un qui dissipe ces croyances deviendrait insensible à l’inquiétante étrangeté. Il pense que ces expériences se produisent plus fréquemment dans la vie réelle parce qu’elles sont un moyen de tester la réalité.
Ceci nous amène à une considération de l’inquiétante étrangeté dans la littérature. En effet, la littérature est un terrain particulièrement fertile pour ce phénomène parce que son contenu n’est pas limité à ce qui est littéralement possible ; par conséquent, on peut puiser dans tout le domaine de la fantaisie. Nous arrivons à deux conclusions paradoxales : la plupart du contenu réaliste dans la littérature serait inquiétant et étrange appliqué dans la vie réelle, et qu’il y a beaucoup plus de moyens de créer ce phénomène dans la littérature que dans la vie réelle.
Bien que la littérature soit en grande partie grotesque ou lugubre, L'Enfer de Dante, par exemple, ou Les Fantômes de Shakespeare, elle ne devient inquiétante et étrange que lorsque ce qui se déroule dans l’œuvre est censé se situer dans le monde réel. L’inquiétante étrangeté dépendrait des croyances des civilisations passées que les images seraient aussi réelles que la réalité. La ruse étrange d’écriture consiste en ce que les écrivains s’appuieraient sur cette croyance normalement dépassée. Nous sommes déçus quand nous nous rendons compte que l’histoire n’est pas réelle, mais l’auteur peut jouer à différer ce moment, comme le fait Hoffmann.
Freud pense que les effets inquiétants et étranges appartenant à des complexes infantiles n’ont pas besoin d’une forte composante réaliste pour fonctionner dans la littérature, alors que ceux basés sur des pensées supposées « dépassées » en ont davantage besoin. Freud pense également que cela dépend beaucoup de l’effet souhaité par l’auteur, qui a le pouvoir de diriger notre attention et de freiner les émotions de telle sorte que le même contenu puisse alternativement sembler comique ou étrange et inquiétant.
Freud conclut avec l’observation que le silence, l’obscurité et la solitude ont leurs racines dans des angoisses infantiles que personne ne peut totalement dépasser.
Analyse
À certains égards, la troisième section de L’Inquiétante étrangeté se lit comme un addendum, en ce sens que la majeure partie de l’argumentaire de Freud a déjà été faite dans la deuxième partie. Ceux qui connaissent les autres écrits de Freud sur l’art, par exemple sur Léonard de Vinci, ou Le Créateur littéraire et la fantaisie, pourraient maintenant s’attendre à ce que Freud aborde les explications qui poussent les artistes à créer des effets tels que l’inquiétante étrangeté. Mais Freud évite cette question.
À cet égard, L’Inquiétante étrangeté n’est pas caractéristique de l’écriture de Freud sur l’art en ce sens qu’il se concentre non pas sur les processus mentaux de l’artiste, mais sur l’effet de l’art sur le spectateur ou le lecteur. Cela conduit Freud à une idée plus large de la façon dont l’art est perçu, la façon dont les effets sont produits, et la façon dont ces effets sont enracinés dans nos réalités psychiques.
La principale question de Freud est pourquoi les effets inquiétants et étranges qu’il a considérés dans le chapitre précédent ne sont souvent pas vécus ainsi lorsqu’ils sont placés dans un contexte différent. Quand Blanche Neige est embrassée et revient à la vie, le lecteur ne ressent pas de l’horreur, mais une agréable surprise. Lorsque dans les contes de fées les souhaits sont immédiatement exaucés, nous ressentons un sentiment d’émerveillement, de plaisir et d’humour.
La différence, selon Freud, reposerait sur la question de savoir si le monde établi dans l’œuvre d’art est proposé comme monde réel, ou non. Dans un conte de fées, nous savons que nous sommes dans un monde enchanté. Par conséquent, les choses qui pourraient être effrayantes apparaissent maintenant comiques. Ceci mènerait au paradoxe intéressant que l’idée même qu’une image pourrait représenter, ou être aussi réelle que la chose qu’elle représente, est elle-même une croyance primitive ou infantile. Si nous croyons qu’une œuvre d’art est " réaliste ", c’est déjà la preuve que nous sommes dans le domaine de la fantaisie. L’art joue sur cet " effet de réalité " à partir d’éléments étranges pour créer le sentiment de malaise, et ainsi, cela constitue l’inquiétante étrangeté. Cette dernière viendrait du choc entre les deux modes de pensée.
De cette façon, la recherche de Freud sur l’inquiétante étrangeté contient des revendications anthropologiques et culturelles majeures. Dans la vision psychanalytique du monde, l’art ne reflète pas simplement son époque, parce qu’il a toujours des racines dans les us et croyances de l’enfance et de la préhistoire humaine. Comme la conscience humaine, ces aspects de l’œuvre — l’intention consciente de l’auteur, la réalité historique dans laquelle elle a été créée, les croyances primitives dans lesquelles l’art est enraciné — se superposent les uns aux autres, se confondent ou s’affrontent parfois.
Ces aspects de l’art sont basés sur la mémoire infantile pointant vers une vérité différente sur nos vies psychiques. Parce que ces souvenirs sont enracinés dans une époque où nous ne pouvions pas nous distinguer complètement de la réalité, une partie de notre esprit ne fait aucune distinction substantielle entre les images artistiques et la réalité. L’enfant ne fait pas de distinction entre les objets animés et inanimés ; l’adulte ne fait pas de distinction entre les représentations de l’inquiétante étrangeté et les expériences réelles de l’inquiétante étrangeté, même si nous comprenons rationnellement que les images ne peuvent pas réellement nous atteindre.
Si nous prenons ces deux idées ensemble, nous pouvons voir en quoi l’inquiétante étrangeté intéresse Freud si passionnément. L’existence même du phénomène valide un aspect majeur de la vision du monde de Freud, à savoir que quoi qu’il nous arrive en tant qu’adultes, nos vies psychiques sont encore profondément enracinées dans les souvenirs de nos expériences d’enfance, de nos désirs et de nos traumatismes.
Freud nous laisse sur cette note avec un dernier constat, qu’il mentionne presque en passant, que certaines peurs, comme l’obscurité et la solitude, ne peuvent tout simplement jamais être dépassées. Même en tant qu’adultes devenus plus rationnels, sommeille encore en nous l’enfant anxieux et effrayé.