Deux familles, égales en noblesse, / Dans la belle Vérone, où nous plaçons notre scène, / Sont entraînées par d'anciennes rancunes à des rixes nouvelles / Où le sang des citoyens souille les mains des citoyens. / Des entrailles prédestinées de ces deux ennemies / A pris naissance, sous des étoiles contraires, un couple d'amoureux / Dont la ruine néfaste et lamentable / Doit ensevelir dans leur tombe l'animosité de leurs parents. / Les terribles péripéties de leur fatal amour / Et les effets de la rage obstinée de ces familles, / Que peut seule apaiser la mort de leurs enfants, / Vont en deux heures être exposés sur notre scène. / Si vous daignez nous écouter patiemment, / Notre zèle s'efforcera de corriger notre insuffisance.
Roméo et Juliette commence par un Prologue récité par le chœur, qui contextualise l'intrigue et le ton de la pièce. Shakespeare conserve ici la structure du poème d'Arthur Brooke qui lui a servi d'inspiration. Le chœur s'exprime sous la forme d’un sonnet – une forme de poésie structurée qui représente l'ordre. Cependant, le contenu du sonnet – deux familles incapables de se contrôler qui se précipitent vers leur propre destruction – suggère un désordre violent. Ces contradictions sont au cœur de la pièce. En introduisant une tonalité de présage sans pour autant rejeter la responsabilité sur le destin, le chœur introduit également l'approche unique qu'a Shakespeare de la tragédie.
Roméo, prenant la main de Juliette. – Si j'ai profané avec mon indigne main cette châsse sacrée, je suis prêt à une douce pénitence : permettez à mes lèvres, comme à deux pèlerins rougissants, d'effacer ce grossier attouchement par un tendre baiser.
Juliette. – Bon pèlerin, vous êtes trop sévère pour votre main qui n'a fait preuve en ceci que d'une respectueuse dévotion. Les saintes mêmes ont des mains que peuvent toucher les mains des pèlerins ; et cette étreinte est un pieux baiser
Roméo. – Les saintes n'ont-elles pas des lèvres, et les pèlerins aussi ?
Juliette. – Oui, pèlerin, des lèvres vouées à la prière.
Roméo. – Oh ! alors, chère sainte, que les lèvres fassent ce que font les mains. Elles te prient ; exauce-les, de peur que leur foi ne se change en désespoir.
Juliette. – Les saintes restent immobiles, tout en exauçant les prières.
Roméo. – Restez donc immobile, tandis que je recueillerai l'effet de ma prière. (Il l'embrasse sur la bouche.) Vos lèvres ont effacé le péché des miennes.
Juliette. – Mes lèvres ont gardé pour elles le péché qu'elles ont pris des vôtres.
Roméo. – Vous avez pris le péché de mes lèvres ? ô reproche charmant ! Alors rendez-moi mon péché. (Il l'embrasse encore.)
Juliette. – Vous avez l'art des baisers.
Cet échange, le premier entre Roméo et Juliette, introduit l'idée que leur relation transcende les attentes religieuses traditionnelles. Les personnages s'expriment sous la forme d’un sonnet qui évoque les images de saints et de pèlerins. Le choix de Shakespeare d'utiliser une forme hautement structurée suggère que leur amour représente l'ordre. Toutefois, Roméo et Juliette utilisent des images religieuses de manière sexualisée, ce qui aurait certainement été considéré comme sacrilège. L’amour entre Roméo et Juliette apparaît ainsi dès le début comme en opposition avec le reste de la société. Par conséquent, comme le suggère le sonnet, la seule façon pour eux de poursuivre leur relation est de créer leur propre cocon.
Juliette. – Ô Roméo ! Roméo ! pourquoi es-tu Roméo ? Renie ton père et abdique ton nom ; ou, si tu ne le veux pas, jure de m'aimer, et je ne serai plus une Capulet.
Roméo, à part. – Dois-je l'écouter encore ou lui répondre ?
Juliette. – Ton nom seul est mon ennemi. Tu n'es pas un Montague, tu es toi-même. Qu'est-ce qu'un Montague ? Ce n'est ni une main, ni un pied, ni un bras, ni un visage, ni rien qui fasse partie d'un homme... Oh ! sois quelque autre nom ! Qu'y a-t-il dans un nom ? Ce que nous appelons une rose embaumerait autant sous un autre nom. Ainsi, quand Roméo ne s'appellerait plus Roméo, il conserverait encore les chères perfections qu'il possède... Roméo, renonce à ton nom ; et, à la place de ce nom qui ne fait pas partie de toi, prends-moi tout entière.
Le célèbre monologue de Juliette permet à Shakespeare d'établir la spécificité de l'amour des protagonistes. Un monologue est souvent utilisé pour révéler les pensées d'un personnage au public, tout en les gardant secrètes pour les autres personnages de la pièce. En permettant à Roméo d'entendre les paroles privées de Juliette, Shakespeare crée une sorte de cocon autour de leur relation. La présence de Roméo pendant le monologue de Juliette est d'une part une intrusion, mais d'autre part un rappel de leur intimité. Shakespeare introduit également explicitement le thème de l'identité dans ce passage. Juliette souhaite que Roméo puisse transcender le conflit entourant son nom, impliquant qu’un individu est plus que son identité ou son étiquette.
Ne jure pas du tout ; ou, si tu le veux, jure par ton gracieux être, qui est le dieu de mon idolâtrie, et je te croirai.
Cette courte réplique de la scène dite “ du balcon ” explore l'idée que le véritable amour n’existe qu’entre personnes autonomes. Juliette encourage cette idée en suggérant qu'elle ne croira en l’amour de Roméo que s'il jure sur lui-même, plutôt qu'envers une puissance céleste. Shakespeare crée souvent des personnages qui s'encouragent mutuellement à être fidèles à eux-mêmes en premier lieu – s'ils le peuvent, c'est un signe qu'ils peuvent aussi être fidèles aux autres. Juliette montre que leur relation isole Roméo et elle-même de leur famille et de la société entière.
Laurence. – Oh ! elle voyait bien que ton amour déclamait sa leçon avant même de savoir épeler. Mais viens, jeune volage, viens avec moi ; une raison me décide à l'assister : cette union peut, par un heureux effet, changer en pure affection la rancune de vos familles.
Roméo. – Oh ! partons : il y a urgence à nous hâter
Laurence. – Allons sagement et doucement : trébuche qui court vite. (Ils sortent.)
Frère Laurence est un personnage aux motivations complexes. Il est, à bien des égards, une figure religieuse imparfaite, prête à compromettre la sanctité religieuse du mariage pour atteindre un objectif politique. Il doute de la sincérité de la nouvelle passion de Roméo mais accepte de célébrer la cérémonie afin de mettre fin à la querelle entre les Montague et les Capulet. Frère Laurence promeut également la modération. Certains critiques estiment que Shakespeare voulait que son public comprenne que la tragédie de Roméo et Juliette résulte d'un manque de modération – Roméo et Juliette se sont subsumés trop rapidement à la passion, et elle les a consumés. Cependant, ce message présumé ne tient pas compte des complexités de leur amour. L'insistance de Frère Laurence sur la modération s'applique peut-être davantage aux familles de Roméo et de Juliette, qui ne parviennent pas à gérer leur querelle. Dans cet échange bref, Shakespeare révèle à nouveau sa capacité à créer une psychologie unique, même chez un personnage secondaire.
Eh bien, ne vaut-il pas mieux rire ainsi que de geindre par amour ? Te voilà sociable à présent, te voilà redevenu Roméo ; te voilà ce que tu dois être, de par l'art et de par la nature. Crois-moi, cet amour grognon n'est qu'un grand nigaud qui s'en va, tirant la langue, et cherchant un trou où fourrer sa... marotte.
Lorsque Roméo retrouve Benvolio et Mercutio après sa rencontre avec Juliette, Mercutio remarque que Roméo a abandonné sa mélancolie et plaisante avec aisance. En qualifiant Roméo de “ sociable ”, Mercutio suggère qu'après sa rencontre avec Juliette, Roméo a retrouvé sa masculinité : il est maintenant l'homme qu'il est censé être. Cependant, ces vers indiquent également que Roméo a découvert sa véritable identité au travers de l’amour qu’il a juré à Juliette. Il n'aime pas moins qu'auparavant (en réalité, il aime encore plus), mais cet amour n’a pas besoin (et ne peut de toute façon pas) d’être public. Mercutio attribue ce nouvel état d’esprit à de la maturité. Shakespeare suggère ici que l'amour renforce la confiance en soi.
Mercutio. – Non, elle n'est pas aussi profonde qu'un puits, ni aussi large qu'une porte d'église ; mais elle est suffisante, elle peut compter : demandez à me voir demain, et, quand vous me retrouverez, j'aurai la gravité que donne la bière. Je suis poivré, je vous le garantis, assez pour ce bas monde... Malédiction sur vos deux maisons !... Moi, un homme, être égratigné à mort par un chien, un rat, une souris, un chat ! par un fier-à-bras, un gueux, un maroufle qui ne se bat que par règle d'arithmétique ! (À Roméo.) Pourquoi diable vous êtes-vous mis entre nous ? J'ai reçu le coup par-dessous votre bras.
Roméo. – J'ai cru faire pour le mieux.
Mercutio. – Aide-moi jusqu'à une maison, Benvolio, ou je vais défaillir... Malédiction sur vos deux maisons ! Elles ont fait de moi de la viande à vermine... Oh ! j'ai reçu mon affaire, et bien à fond... Vos maisons ! (Mercutio sort, soutenu par Benvolio.)
Dans ses dernières paroles, Mercutio affiche un talent singulier pour les jeux de mots et les plaisanteries. Il utilise ses derniers instants pour condamner la querelle entre les Montague et les Capulet. Le meurtre de Mercutio pousse Roméo à murir. Avant la mort de son ami, Roméo se distançait de sa famille et n’apportait que peu d’importance aux conflits politiques. Mais lorsque ses ennemis s’attaquent directement à un de ses proches, il ne peut s'empêcher d'agir. Il tue Tybalt pour venger la mort de Mercutio et doit en subir les conséquences. Lorsque Mercutio meurt, Roméo prend conscience que ses actions ont des conséquences dans le monde réel. Peut-être pour s'assurer de cette prise de conscience, Mercutio insiste sur le fait que Roméo est un Montague, qu'il le veuille ou non.
Retournez au galop, coursiers aux pieds de flamme, vers le logis de Phébus ; déjà un cocher comme Phaéton vous aurait lancés dans l'ouest et aurait ramené la nuit nébuleuse... Étends ton épais rideau, nuit vouée à l'amour, que les yeux de la rumeur se ferment et que Roméo bondisse dans mes bras, ignoré, inaperçu ! Pour accomplir leurs amoureux devoirs, les amants y voient assez à la seule lueur de leur beauté ; et, si l'amour est aveugle, il s'accorde d'autant mieux avec la nuit... Viens, nuit solennelle, matrone au sobre vêtement noir apprends-moi à perdre, en la gagnant, cette partie qui aura pour enjeux deux virginités sans tache ; cache le sang hagard qui se débat dans mes joues, avec ton noir chaperon, jusqu'à ce que le timide amour devenu plus hardi, ne voie plus que chasteté dans l'acte de l'amour ! À moi, nuit ! Viens, Roméo, viens : tu feras le jour de la nuit, quand tu arriveras sur les ailes de la nuit, plus éclatant que la neige nouvelle sur le dos du corbeau. Viens, gentille nuit ; viens, chère nuit au front noir donne-moi mon Roméo, et, quand il sera mort, prends-le et coupe le en petites étoiles, et il rendra la face du ciel si splendide que tout l'univers sera amoureux de la nuit et refusera son culte à l'aveuglant soleil... Oh ! j'ai acheté un domaine d'amour mais je n'en ai pas pris possession, et celui qui m'a acquise n'a pas encore joui de moi. Fastidieuse journée, lente comme la nuit l'est, à la veille d'une fête, pour l'impatiente enfant qui a une robe neuve et ne peut la mettre encore ! Oh ! voici ma nourrice...
Entre la nourrice, avec une échelle de corde.
Elle m'apporte des nouvelles ; chaque bouche qui me parle de Roméo, me parle une langue céleste...
Dans ce monologue, Juliette parle de la séparation d'avec son bien-aimé et rappelle au public (et aux lecteurs) un thème implicite de la pièce, celui de l'ordre et du désordre. Juliette associe l'ordre au calme de la nuit et le désordre aux complications du jour. L'ironie dramatique de son discours réside dans le fait que le public et les lecteurs savent que Roméo a tué Tybalt et sera bientôt puni, tandis que Juliette ne le sait pas encore. Juliette, qui anticipe la nuit qu’elle va partager avec Roméo, multiplie les connotations sexuelles dans son discours. Elle trahit son idéalisme juvénile en espérant naïvement que le pouvoir de leur amour puisse changer le monde. Son optimisme est d'autant plus touchant car la Nourrice arrive quelques instants plus tard et lui annonce l'exil de Roméo.
Retiens ta main désespérée ! Es-tu un homme ? ta forme crie que tu en es un ; mais tes larmes sont d'une femme, et ta sauvage action dénonce la furie déraisonnable d'une bête brute. Ô femme disgracieuse qu'on croirait un homme, bête monstrueuse qu'on croirait homme et femme, tu m'as étonné !... Par notre saint ordre, je croyais ton caractère mieux trempé. Tu as tué Tybalt et tu veux te tuer ! Tu veux tuer la femme qui ne respire que par toi, en assouvissant sur toi-même une haine damnée ! Pourquoi insultes-tu à la vie, au ciel et à la terre ? La vie, le ciel et la terre se sont tous trois réunis pour ton existence ; et tu veux renoncer à tous trois ! Fi ! fi ! tu fais honte à ta beauté, à ton amour à ton esprit. Usurier tu regorges de tous les biens, et tu ne les emploies pas à ce légitime usage qui ferait honneur à ta beauté, à ton amour à ton esprit. Ta noble beauté n'est qu'une image de cire, dépourvue d'énergie vide ; ton amour ce tendre engagement, n'est qu'un misérable parjure, qui tue celle que tu avais fait vœu de chérir ; ton esprit, cet ornement de la beauté et de l'amour, n'en est chez toi que le guide égaré : comme la poudre dans la calebasse d'un soldat maladroit, il prend feu par ta propre ignorance et te mutile au lieu de te défendre. Allons, relève-toi, l'homme ! Elle vit, ta Juliette, cette chère Juliette pour qui tu mourais tout à l'heure : n'es-tu pas heureux ? Tybalt voulait t'égorger, mais tu as tué Tybalt : n'es-tu pas heureux encore ? La loi qui te menaçait de la mort devient ton amie et change la sentence en exil : n'es-tu pas heureux toujours ? Les bénédictions pleuvent sur ta tête, la fortune te courtise sous ses plus beaux atours ; mais toi, maussade comme une fille mal élevée, tu fais la moue au bonheur et à l'amour. Prends garde, prends garde, c'est ainsi qu'on meurt misérable. Allons, rends-toi près de ta bien- aimée, comme il a été convenu : monte dans sa chambre et va la consoler ; mais surtout quitte-la avant la fin de la nuit, car alors tu ne pourrais plus gagner Mantoue ; et c'est là que tu dois vivre jusqu'à ce que nous trouvions le moment favorable pour proclamer ton mariage, réconcilier vos familles, obtenir le pardon du Prince et te rappeler ici. Tu reviendras alors plus heureux un million de fois que tu n'auras été désolé au départ... Va en avant, nourrice, recommande-moi à ta maîtresse, et dis-lui de faire coucher son monde de bonne heure ; le chagrin dont tous sont accablés les disposera vite au repos... Roméo te suit.
Dans ce passage, Frère Laurence réprimande Roméo pour avoir tenté de se suicider après avoir appris son bannissement. Il critique Roméo pour sa prétendue lâcheté, suggérant de manière misogyne qu'en essayant de se donner la mort, Roméo agit comme le ferait une femme. Frère Laurence essaie de le rassurer en lui rappelant que lui et Juliette s’aiment et sont encore en vie – ce qui annonce une nouvelle fois la tragédie à venir. Frère Laurence exige que Roméo se comporte comme un adulte rationnel, oubliant que celui-ci est un adolescent passionné et impulsif. Ce discours annonce la manière dont la jeunesse impétueuse et passionnée joue un rôle majeur dans la fin tragique de la pièce.
Cette matinée apporte avec elle une paix sinistre, le soleil se voile la face de douleur. Partons pour causer encore de ces tristes choses. Il y aura des graciés et des punis. Car jamais aventure ne fut plus douloureuse que celle de Juliette et de son Roméo.
À la fin de Roméo et Juliette, le Prince résume l'intrigue tragique et suggère la possibilité d'une future paix entre les Montague et les Capulet. Il décrit cette paix comme “ sinistre ” : la réconciliation entre les deux familles s’est faite au prix de la vie de deux enfants et de leurs amis. Toutefois, cette paix montre que Roméo et Juliette n'est pas vraiment une tragédie classique car elle se termine par un certain apaisement. La pièce regorge de connotations moralistes subtiles, sur le genre, l’amour juvénile, la religion et la politique. Lorsque le Prince note que le “ soleil se voile la face de douleur ”, il rappelle à l'audience un ultime lien entre le jour et le désordre.