La célèbre pièce d'Edmond Rostand, Cyrano de Bergerac, a été maintes fois adaptée au cinéma, au théâtre et à l’opéra, mais l’aspect le plus fascinant de cette œuvre de 1897 est peut-être le concept de " Cyranoïde " élaboré par le psychologue Stanley Milgram, du nom du personnage principal.
Milgram s'est fait connaître dans les années 1970 pour ses expériences d'obéissance, au cours desquelles il persuade des gens d'administrer des (fausses) décharges électriques à des individus innocents sur ordre d'une autorité médicale. Sa théorie du Cyranoïde, bien qu'elle soit moins connue, a reçu un regain d’attention récemment. Dans la pièce, Cyrano chuchotait ses propres mots poétiques à l'oreille de son ami, qui les transmettait ensuite à la femme qu'ils aimaient tous les deux. Milgram s'est demandé si la technologie pouvait permettre la même chose : il a donc mené des expériences au cours desquelles une première personne parlait dans un microphone et une seconde - comme Cyrano - écoutait à travers un écouteur caché et répétait ce qu'elle entendait.
Milgram prétendait qu'une personne ayant rencontré un Cyranoïde, c’est-à-dire quelqu’un qui ne faisait que répéter ce qui lui était dit dans l’oreillette, ne serait pas en mesure de le reconnaître. Il a alors fait parler des enfants de 11 et 12 ans à des enseignants, qui ne savaient pas qu’ils étaient des Cyranoïdes. Les enseignants ne s’en sont pas rendu compte. En 1979, Milgram a demandé à la National Science Foundation une subvention de 200 000 dollars pour mener d'autres expériences et publier les résultats. Sa demande a été rejetée et il a dû abandonner le projet.
Plus récemment, Alex Gillespie et Kevin Corti, deux psychologues sociaux britanniques contemporains, ont décidé de reproduire l'expérience de Milgram. Pour ce faire, ils ont utilisé une source féminine qui parlait dans un microphone connecté à une radio placée dans la poche d'un Cyranoïde masculin. Ce dernier portait également un discret dispositif audio intra-auriculaire. L’homme a participé à 20 rencontres avec des personnes inconnues en répétant ce que la voix féminine lui disait, et à 20 autres rencontres où il s'exprimait librement, sans aucune interférence extérieure. Les résultats ont suggéré que Milgram avait vu juste : personne n'a remarqué que l’homme agissait bizarrement, et toutes les personnes avec qui il a interagi ont exprimé un certain degré d'étonnement lors du débriefing. Un rédacteur du magazine Discover a fait l'éloge de l'expérience en déclarant qu’il s’agissait d’une étude vraiment intéressante basée sur un procédé fascinant. Il se demande si les résultats auraient été différents si les participants avaient déjà rencontré le Cyranoïde ou la source auparavant. L’illusion aurait peut-être été plus facile à détecter dans ce cas.
Selon Jeremy Bailenson, du laboratoire d'interaction humaine virtuelle de Stanford, ces résultats ne sont pas surprenants étant donné que le remplacement d'identité est devenu la norme pour les interactions en ligne. Le magazine Wired cite le scientifique et donne d'autres exemples de cette tendance croissante, des jeux en ligne aux sites de rencontre, où les gens agissent de plus en plus à travers des versions virtuelles d'eux-mêmes ou d'identités virtuelles supposées.