Je l'ai vue descendre du taxi, devant la cantine, la canne à la main, une gauloise aux lèvres et sous le regard goguenard des troufions, elle m'ouvrit ses bras d'un geste théâtral, attendant que son fils s'y jetât, selon la meilleure tradition".
Troisième page du livre. Les attributs principaux de la mère sont décrits : canne et cigarette. La canne toujours à disposition pour avancer avec force et détermination. La cigarette prémice de fragilité.. Ces deux pages en disent long sur cette mère, ancienne comédienne que rien n'arrête pour dire au revoir à son fils, pas même la présence d'autres soldats. Un face à face entre des hommes aguerris et une mère déterminée à serrer son fils dans ses bras. En filigrane, l'opposition entre la guerre et l'amour maternel.
J'ai voulu disputer, aux dieux absurdes et ivres de leur puissance, la possession du monde, et rendre la terre à ceux qui l'habitent de leur courage et de leur amour.
Les dés sont jetés. L'auteur nous a parlé des trois dieux principaux contre lesquels il va livrer bataille. Totoche, le dieu de la bêtise, qui utilise la science pour exercer le mal, Merzavka, le dieu des vérités absolues, Filoche, le dieu des préjugés et de la haine.
Il va leur livrer bataille dans le roman et dans la vie car il considère que sa mère en a souffert.
Par ailleurs, l'arrivée de la seconde guerre mondiale lui a donné raison quant à leur dangerosité. Il y a une forme de courage et de prétention de la part de l'auteur à se battre contre ces dieux. Mais le combat est inégal ...
Le mimosa était en fleurs, le ciel était très bleu, et le soleil faisait de son mieux.Je pensai soudain que le monde donnait bien le change. C'est ma première pensée d'adulte dont je me souvienne.
Romain a 13 ans. Assis à côté de sa mère face à la voie ferrée, il vient de comprendre qu'ils manquent d'argent et que sa mère se sacrifie pour lui. Il l'a surprise dans la cuisine entrain de saucer le jus du beefsteak avec un morceau de pain alors qu'elle lui disait être végétarienne.
Cette découverte lui cause un grand chagrin. Il en vient même à penser se jeter sur la voie.
Il vient de comprendre qu'il y a un décalage entre le monde extérieur et les réalités du quotidien. Protégé par Mina jusqu'alors, il est projeté dans le monde adulte et ses réalités.
Sales petites punaises bourgeoises ! Vous ne savez pas à qui vous avez l'honneur de parler ! Mon fils sera ambassadeur de France, chevalier de la Légion d'honneur, grand auteur dramatique, Ibsen, Gabriele d'Anunzio !
C'est autour de ces incartades que Romain a bâti son roman. Les prophéties de Mina se sont réalisées... Elles confèrent à sa mère une légitimité, une force, un pouvoir magique d'une certaine manière qu'il évoquera dans le roman à plusieurs reprises. Après tout, il a eu plusieurs accidents d'avion et s'en est toujours sorti indemne.
Au-delà des allégations de Mina, elles témoignent aussi de sa personnalité très forte et de la façon dont elle gère le racisme des voisins à Wilno. Elle tient tête à Filoche, le dieu des préjugés...
L'atelier de couture vint à la rescousse et toutes les filles, Aniela dirigeant les opérations, se mirent à me frotter, savonner, laver, parfumer, habiller, déshabiller, rhabiller, chausser, coiffer, et pommader avec un empressement dont je ne devais plus connaître d'égal et que j'attends pourtant toujours de ceux qui vivent avec moi.
La première partie du roman nous plonge dans un monde de femme alors que la troisième compte-tenu de la guerre est un monde principalement masculin. Mais Romain grandit aussi et on le voit passer du monde de l'enfance à celui des adultes.
Enfant, il est particulièrement choyé par les femmes. Cela correspond à une période faste pour Mina durant laquelle son salon de couture donne de bons résultats financiers. Romain est apprêté car il s'apprête à rencontrer un ami de sa mère (ancien amant peut-être) qui a particulièrement bien réussi dans le cinéma muet. Romain apprécie la compagnie des femmes et cherchera toujours à être séduit et chouchouté.
Instinctivement, sans influence littéraire apparente, je découvris l'humour, cette façon habile et entièrement satisfaisante de désamorcer le réel au moment même où il va vous tomber dessus. L'humour a été pour moi, tout le long du chemin un fraternel compagnonnage; je lui dois mes seuls instants véritables de triomphe sur l'adversité.
Romain se réfère ainsi à sa création littéraire. Sans appartenir à un genre particulier, il utilise l'humour pour décrire et atténuer des situations difficiles et fortes en émotion. Dans son roman, plusieurs passages nous font sourire :
- après sa démonstration désastreuse de tennis devant le roi de Suède bienveillant, il dira qu'il a toujours aimé la Suède depuis.
- la corbeille de croissants, objet de toutes les attentions lorsqu'il est étudiant en manque d'argent et le jeu qui s'instaure entre lui, la corbeille et le garçon de café (voir l'analyse dans les passages dédiés à l'ironie).
Pourquoi as-tu fais ça ? La réponse de Brigitte fut vraiment très belle. Emouvante, je dirais même. Elle montre vraiment toute la force de ma personnalité. Elle leva vers moi ses yeux bleus pleins de larmes, et puis, secouant ses boucles blondes et avec un effort sincère et pathétique pour tout expliquer, elle me dit :
- Il te ressemblait tellement !
Romain est très amoureux de sa maîtresse Brigitte, mais il doit l'attendre tous les soirs car elle prétend se rendre à l'hôtel pour soigner une vieille femme. Un soir, il décide de la suivre jusqu'à l'hôtel dans ce quartier du Panthéon. A la fenêtre, il aperçoit un homme enlacer le corps de Brigitte et l'embrasser...
Prise en flagrant délit, Brigitte doit s'expliquer...
La réponse de Brigitte témoigne de la candeur de Romain encore très jeune, de sa naïveté et de son manque de connaissance de la nature féminine. Elle le conforte dans son opinion de lui-même et ses dons de séducteur.Romain ne doute pas un instant de la sincérité de sa réponse car il a été habitué par sa mère à être le centre de l'univers.
Mais cette anecdote introduit également l'humour dans le récit à différents endroits. Ainsi lorsque Brigitte rentre à la maison :
Je lui donnai quelques gifles bien senties, senties par moi..
L'aérodrome de Bordeaux-Mérignac les 15,16 et 17 Juin 1940 était certainement un des endroits les plus étranges qu'il meût jamais été donné de fréquenter. De tous les coins du ciel, d'innombrables véhicules aériens venaient sans cesse se poser sur la piste et encombraient le terrain.
Romain nous livre une description du désordre et de la cacophonie qui précède l'armistice du 22 juin 1940. L'aéroport est bondé d'avions : des Dewoitine, des Bloch, des Potez-25 d'où sortent des familles avec des chiens, des pilotes revenant des combats contre l'Allemagne.
Des vétérans de la première guerre mondiale décollent et partent s'entraîner en Potez-25; d'autres pilotes décollent pour livrer bataille aux allemands sans espoir de retour.
Un désordre qui révèle la complexité de la période. Il y a ceux qui fuient, ceux qui veulent aller en Angleterre, ceux qui attendent, ceux qui partent en Afrique du Nord.
Le goût du chef d'oeuvre, de la maîtrise, de la beauté me poussait à me jeter les mains impatientes contre une pâte informe qu'aucune volonté humaine ne peut modeler, mais qui, elle, possède au contraire le pouvoir insidieux de vous pétrir à sa guise, imperceptiblement; à chaque tentative que vous faites de lui imprégner votre marque, elle vous impose un peu plus une forme tragique, grotesque...
Romain écrit ses lignes lorsqu'il est contraint de se réfugier dans le bousbir de Meknès au lieu de pouvoir rejoindre Gibraltar puis Londres pour prêter main forte aux anglais. Elles révèlent que le sort ou le destin empruntent des chemins détournés. Le bousbir lui sert de cachette pour échapper à la gendarmerie qui le poursuit pour avoir tenté de voler un avion. C'est une étape humiliante qui le ralentit dans sa volonté de rejoindre le combat.
Ce goût du chef d'oeuvre lui a été inspiré par sa mère mais il correspond également à la quête de l'artiste, à la quête de l'écrivain.
C'est comme si une force invincible se mettait contre sa route....
Au cours des derniers jours qui avaient précédé sa mort, elle avait écrit près de deux cent cinquante lettres, qu'elle avait fait parvenir en Suisse. Je ne devais pas savoir, les lettres devaient m'être expédiées régulièrement; C'était cela, sans doute qu'elle combinait avec amour, lorsque j'avais saisi cette expression de ruse dans son regard, à la clinique Saint-Antoine, où j'étais venu la voir pour la dernière fois.
C'est la ruse formidable de Mina pour permettre à Romain de continuer le combat et de survivre pour retrouver sa mère .
Grâce à elle, grâce à ses nouvelles, il échappe miraculeusement à la mort lors des crashs aériens, il échappe à la typhoïde malgré l'extrême onction. Il veut la revoir pour lui montrer qu'il va réussir et ce donner le temps de réaliser ces prophéties à elle.
Malheureusement, il considère quand même qu'il a perdu le combat, lorsque les pages du livre se ferme et qu'il se retrouvent seul face à l'océan car il n'a pas pu montrer à sa mère ses réussites et parce qu'il n'a pu la garder auprès de lui.