Le chapitre VIII, “ De ceux qui sont devenus princes par des scélératesses ”, est l'un des chapitres clés du Prince. Machiavel semble y faire la distinction entre cruauté pure et usage stratégique de méthodes considérées comme cruelles. Il s'appuie sur deux exemples : le premier ancien, le second moderne. Au IIIème siècle av. J.-C., Agathocle a massacré tous les sénateurs et les citoyens les plus riches de Syracuse pour devenir souverain. Au XVème siècle, Oliverotto da Fermo a assassiné son oncle et d'autres citoyens pour forcer les habitants de Fermo à le reconnaître comme prince. Oliverotto a été tué plus tard par Cesare Borgia à Sinigaglia. Machiavel se demande comment ces deux hommes ont pu “ vivre longtemps en sûreté dans sa patrie, se défendre contre ses ennemis extérieurs, et n'avoir à combattre aucune conjuration formée par ses concitoyens ”. Il y répond lui-même, expliquant qu’une telle réussite s’explique par leur usage de la cruauté à bon escient.
Pour Machiavel, la cruauté peut être légitimement utilisée si la méthode cruelle est exécutée en une fois et qu’elle vise à assurer le maintien de la loi. Cette distinction conduit Machiavel à l'argument suivant : " celui qui usurpe un État doit déterminer et exécuter tout d'un coup toutes les cruautés qu'il doit commettre, pour qu'il n'ait pas à y revenir tous les jours, et qu'il puisse, en évitant de les renouveler, rassurer les esprits et les gagner par des bienfaits. ”.
Le chapitre IX, " De la principauté civile ”, concerne un autre type de souverain : celui qui accède au pouvoir “ non par la scélératesse ou par quelque violence atroce, mais par la faveur de ses concitoyens : c'est ce qu'on peut appeler principauté civile ; à laquelle on parvient, non par la seule habileté, non par la seule vertu, mais plutôt par une adresse heureuse. ”. Pour Machiavel, dans un tel État, un souverain peut accéder au pouvoir soit par la volonté du peuple, soit par la volonté des nobles : “ Dans tous les pays, en effet, on trouve deux dispositions d'esprit opposées : d'une part, le peuple ne veut être ni commandé ni opprimé par les grands ; de l'autre, les grands désirent commander et opprimer le peuple ; (...) Quand les grands voient qu'ils ne peuvent résister au peuple, ils recourent au crédit, à l'ascendant de l'un d'entre eux, et ils le font prince. ”. Machiavel considère que les nobles sont les personnes dont le souverain doit le plus se méfier. Celui-ci doit plutôt s'efforcer de gagner les faveurs du peuple et le maintenir dans la dépendance de l'État. Machiavel rejette l'idée selon laquelle “ Qui se fonde sur le peuple se fonde sur la boue ” bien qu'il admette qu'un prince ne doit pas penser que " s’il était opprimé par ses ennemis ou par les magistrats, le peuple embrasserait sa défense ”.
Analyse
Machiavel a la réputation d’être un penseur politique particulièrement cynique. Cette réputation est principalement fondée sur Le Prince. Aussi influente qu'ait pu être son approche sur des courants comme le réalisme politique, la théorie de Machiavel est plus complexe. Elle est certes profondément pragmatique mais reste sensible aux besoins des individus, révèlant un intérêt sincère pour la nature humaine.
Dans le chapitre IX, Machiavel s’intéresse au comportement des nobles : " mais il n'en est pas de même du peuple, dont le but est plus équitable que celui des grands. Ceux-ci veulent opprimer, et le peuple veut seulement n'être point opprimé. ”. Machiavel dénonce la soif de pouvoir de la noblesse et semble soutenir qu’un bon souverain devrait s'élever au-dessus de ces comportements. Il affirme ainsi que le souverain doit accorder plus d'attention au peuple qu'aux nobles. Si une telle formulation semble faire écho aux principes démocratiques, elle traduit aussi une vision pragmatique : privilégier la volonté du plus grand nombre sur la volonté de quelques-uns, protéger la majorité sans pouvoir contre les menaces des puissants.
Le fait que ce chapitre suive une section consacrée aux princes criminels est révélateur. Machiavel adopte une attitude ambiguë envers le concept de cruauté. Il semble prendre un certain plaisir à raconter les méfaits d'Agathocle et d’Oliverotto da Fermo ; ce que ces hommes ont fait est indéfendable, mais ils ont atteint leurs objectifs. Machiavel réfléchit aux raisons de cette réussite. Lorsqu’il parle de leur " cruauté bien employée ”, il précise simplement : " (si toutefois le mot bien peut être jamais appliqué à ce qui est mal) ”.
Machiavel ne qualifie pas Cesare Borgia de prince criminel alors qu’il a assassiné les chefs des factions rivales pour arriver au pouvoir, tout comme Agathocle et Oliverotto. Pour Machiavel, les actions de Borgia se justifient par leur intelligence. Il semble toutefois qu’il distingue Borgia car ce dernier n’exprimait pas ouvertement une soif de conquête, mais une certaine nécessité d’asseoir son pouvoir sur un territoire qui lui avait été attribué. Le raisonnement et la distinction restent toutefois largement discutables.
Dans les chapitres suivants, Machiavel continue à différencier ce qui relève de la cruauté justifiable et ce qui ne peut être accepté. Il semble rejeter toute affirmation catégorique et préférer une position plutôt relativiste. Les contradictions dans la théorisation de Machiavel peuvent refléter sa propre incertitude quant au moment où la cruauté peut être excusée.
Il convient de rappeler que l’auteur a été emprisonné et torturé avant d'écrire Le Prince ; sans s'en prendre à la famille Médicis, il suggère, dans sa lettre d'introduction, que la cruauté dont il a fait l'expérience était injustifiée. Il s'insurge contre la cruauté dont il a été victime tout en défendant celle des princes passés. Aucune de ces approches ne constitue une position dogmatique. La position relativiste de Machiavel suggère aussi que celui-ci n’a pas répondu à la question fondamentale : quand la fin ne justifie-t-elle plus les moyens ?