Discours sur l'origine et les fondements de l'ingalité parmi les hommes

Discours sur l'origine et les fondements de l'ingalité parmi les hommes Citations et Analyse

“Comme un coursier indompté hérisse ses crins, frappe la terre du pied et se débat impétueusement à la seule approche du mors, tandis qu’un cheval dressé souffre patiemment la verge et l’éperon, l’homme barbare ne plie point la tête au joug que l’homme civilisé porte sans murmure, et il préfère la plus orageuse liberté à un assujettissement tranquille.”

Narrateur

Rousseau explique ici sa théorie selon laquelle les individus ont constitué une société afin de protéger leurs biens, et non parce que les forts ont forcé les faibles. La liberté ne peut être donnée, elle n'est pas une possession comme les autres. Les êtres qui sont naturellement libres refusent la servitude jusqu'à leur mort. Rousseau oppose cela à l'homme moderne, qui est tellement habitué à la servitude qu'il ne sait même pas qu'il n'est pas libre.

“Il y a, je le sens, un âge auquel l'homme individuel voudrait s'arrêter ; tu chercheras l'âge auquel tu désirerais que ton espèce se fût arrêtée. Mécontent de ton état présent, par des raisons qui annoncent à ta postérité malheureuse de plus grands mécontentements encore, peut-être voudrais-tu pouvoir rétrograder ; et ce sentiment doit faire l'éloge de tes premiers aïeux, la critique de tes contemporains, et l'effroi de ceux qui auront le malheur de vivre après toi.”

Narrateur

Cette citation décrit l'état de nature que Rousseau présente dans la première partie. Il souligne ici le contraste de cette époque avec la civilisation moderne, insiste sur les qualités idylliques de cet état – qui n’est pas totalement paisible, mais qui est libre, et donc heureux – et présente sa vision de l'histoire de l'humanité comme une dégradation progressive et une perte de liberté.

“Mais, quand les difficultés qui environnent toutes ces questions, laisseraient quelque lieu de disputer sur cette différence de l'homme et de l'animal, il y a une autre qualité très spécifique qui les distingue, et sur laquelle il ne peut y avoir de contestation, c'est la faculté de se perfectionner ; faculté qui, à l'aide des circonstances, développe successivement toutes les autres, et réside parmi nous tant dans l'espèce que dans l'individu, au lieu qu'un animal est, au bout de quelques mois, ce qu'il sera toute sa vie, et son espèce, au bout de mille ans, ce qu'elle était la première année de ces mille ans. (...)
Il serait triste pour nous d'être forcés de convenir, que cette faculté distinctive, et presque illimitée, est la source de tous les malheurs de l'homme ; que c'est elle qui le tire, à force de temps, de cette condition originaire, dans laquelle il coulerait des jours tranquilles et innocents ; que c'est elle, qui faisant éclore avec les siècles ses lumières et ses erreurs, ses vices et ses vertus, le rend à la longue le tyran de lui-même et de la nature.”

Narrateur

Rousseau souligne que ce qui distingue l'être humain de l'animal, c'est qu'il possède la faculté de se perfectionner. L'être humain a un besoin instinctif de se perfectionner, ce qui n'est pas le cas des animaux. Ainsi, l'être humain change avec le temps, alors que l'animal reste le même. Ce point de vue s'oppose à la croyance religieuse selon laquelle l'humain est né dans le péché et ne peut être perfectionné que par Dieu. Rousseau suggère également que le progrès est la cause du malheur de l'homme et que sans la perfection de soi, il vivrait encore dans un état de nature qui, malgré toutes ses difficultés, était néanmoins libre et donc heureux. Rousseau considère tout progrès social avec scepticisme, ce qui va à l'encontre de l'esprit des Lumières en France au XVIIIe siècle.

“mais ce sont deux suppositions contradictoires dans l'état de nature qu'être robuste et dépendant ; l'homme est faible quand il est dépendant, et il est émancipé avant que d'être robuste. Hobbes n'a pas vu que la même cause qui empêche les sauvages d'user de leur raison, comme le prétendent nos jurisconsultes, les empêche en même temps d'abuser de leurs facultés, comme il le prétend lui-même ; de sorte qu'on pourrait dire que les sauvages ne sont pas méchants précisément, parce qu'ils ne savent pas ce que c'est qu'être bons car ce n'est ni le développement des lumières, ni le frein de la loi, mais le calme des passions, et l'ignorance du vice qui les empêche de mal faire ; tanto plus in illis proficit vitiorum ignoratio, quàm in his cognitio virtutis.”

Narrateur

Rousseau s'oppose à l'opinion de Hobbes selon laquelle l'humain naît naturellement mauvais – que si sa mère tarde à lui donner le sein, il la bat, que s'il veut le bien d'autrui, il le prend sans réfléchir aux conséquences. L'homme originel n'avait aucun sens de la vertu puisque celle-ci est une construction sociale. Parce qu'il était fort, il n'avait pas besoin des possessions des autres. Il s'assurait simplement des siennes et laissait les autres tranquilles. Cette citation est souvent interprétée à tort comme suggérant que Rousseau croit que l'homme naturel est naturellement vertueux.

“Qu'on daigne nous expliquer une fois ce qui avait pu produire ces nuées de barbares qui durant tant de siècles ont inondé l'Europe, l'Asie et l'Afrique ? Était-ce à l'industrie de leurs arts, à la sagesse de leurs lois, à l'excellence de leur police, qu'ils devaient cette prodigieuse population ? Que nos savants veuillent bien nous dire pourquoi, loin de multiplier à ce point, ces hommes féroces et brutaux, sans lumières, sans frein, sans éducation, ne s'entr'égorgeaient pas tous à chaque instant, pour se disputer leur pâture ou leur chasse ? Qu'ils nous expliquent comment ces misérables ont eu seulement la hardiesse de regarder en face de si habiles gens que nous étions, avec une si belle discipline militaire, de si beaux codes, et de si sages lois ? Enfin, pourquoi, depuis que la société s'est perfectionnée dans les pays du Nord et qu'on y a tant pris de peine pour apprendre aux hommes leurs devoirs mutuels et l'art de vivre agréablement et paisiblement ensemble, on n'en voit plus rien sortir de semblable à ces multitudes d'hommes qu'il produisait autrefois ? J'ai bien peur que quelqu'un ne s'avise à la fin de me répondre que toutes ces grandes choses, savoir les arts, les sciences et les lois, ont été très sagement inventées par les hommes, comme une peste salutaire pour prévenir l'excessive multiplication de l'espèce, de peur que ce monde, qui nous est destiné, ne devint à la fin trop petit pour ses habitants.”

Narrateur

Rousseau rappelle la chute de l'empire romain, envahi par les barbares. Si Rome, avec toutes ses avancées culturelles et tous ses plaisirs, était si grande, comment a-t-elle pu être envahie si facilement par des sociétés simples comme celles des barbares? La réponse est que le mode de vie du barbare, plus libre, plus indépendant et plus méprisant à l'égard de la philosophie et des sciences, est peut-être plus heureux et plus authentique. Le lecteur de Rousseau aurait vu ici une condamnation sans équivoque de la société française contemporaine et une critique des Lumières, qui ont mis l'accent sur l'éducation comme forme de libération. Notre but ne devrait pas être de devenir plus intelligent, dit Rousseau, mais de vivre plus librement, plus naturellement, plus authentiquement.

“Mandeville a bien senti qu'avec toute leur morale les hommes n'eussent jamais été que desmonstres, si la nature ne leur eût donné la pitié à l'appui de la raison : mais il n'a pas vu que de cette seule qualité découlent toutes les vertus sociales qu'il veut disputer aux hommes. En effet, qu'est-ce que la générosité, la clémence, l'humanité, sinon la pitié appliquée aux faibles, aux coupables, ou à l'espèce humaine en général ? La bienveillance et l'amitié même sont, à le bien prendre, des productions d'une pitié constante, fixée sur un objet particulier : car désirer que quelqu'un ne souffre point, qu'est-ce autre chose que désirer qu'il soit heureux ?”

Narrateur

Rousseau souligne que toutes les vertus humaines découlent du sentiment naturel de pitié. Rousseau s'oppose ainsi à l'idée des Lumières selon laquelle la vertu est quelque chose que l'individu acquiert en société parce qu'il apprend à être raisonnable et que la raison contrôle ses impulsions. Pour lui, l'être humain est naturellement attiré par la vertu, ou du moins par la pitié envers la souffrance d'autrui. Les institutions sociales finissent au contraire par endormir cette faculté. Sans cette attraction, il n'y aurait pas de société, car personne ne renoncerait à la liberté de son indépendance.

“Cette même étude de l'homme originel, de ses vrais besoins, et des principes fondamentaux de ses devoirs, est encore le seul bon moyen qu'on puisse employer pour lever ces foules de difficultés qui se présentent sur l'origine de l'inégalité morale, sur les vrais fondements du corps politique, sur les droits réciproques de ses membres, et sur mille autres questions semblables, aussi importantes que mal éclaircies.”

Narrateur

Rousseau décrit ici sa méthodologie pour le Discours sur l'inégalité. Son objectif sera de décrire l'être humain tel qu'il est réellement, ou tel qu'il a été, afin d'identifier ce qui lui a été inculqué par la société et qui est donc illégitime. Rousseau ne situe pas l’essence humaine dans la raison mais dans deux sentiments fondamentaux : l'instinct de conservation et le sentiment de pitié devant la souffrance des autres.

“Quant à l'autorité paternelle dont plusieurs ont fait dériver le gouvernement absolu et toute la société, sans recourir aux preuves contraires de Locke et de Sidney, il suffit de remarquer que rien au monde n'est plus éloigné de l'esprit féroce du despotisme que la douceur de cette autorité qui regarde plus à l'avantage de celui qui obéit qu'à l'utilité de celui qui commande, que par la loi de nature le père n'est le maître de l'enfant qu'aussi longtemps que son secours lui est nécessaire, qu'au-delà de ce terme ils deviennent égaux et qu'alors le fils, parfaitement indépendant du père, ne lui doit que du respect, et non de l'obéissance”.

Narrateur

Rousseau rejette l'idée que le père puisse être le fondement de toute autorité. Un siècle et demi plus tard, ce sera un point de vue central des écrits anthropologiques du psychanalyste Sigmund Freud. Il pense que le père tire son autorité du tyran. Puisque les premières familles n'avaient pas besoin les unes des autres, puisque les êtres humains étaient par nature indépendants, l'idée même de la paternité, en tant que structure de dépendance, aurait dû dériver du gouvernement, et non pas l'inverse. On perçoit ici l’ambivalence des sentiments de Rousseau envers son propre père, qu’il mentionne dans la dédicace du Discours.

“Les diverses formes des gouvernements tirent leur origine des différences plus ou moins grandes qui se trouvèrent entre les particuliers au moment de l'institution. Un homme était-il éminent en pouvoir, en vertu, en richesses ou en crédit ? il fut seul élu magistrat, et l'État devint monarchique ; si plusieurs à peu près égaux entre eux l'emportaient sur tous les autres, ils furent élus conjointement, et l'on eut une aristocratie. Ceux dont la fortune ou les talents étaient moins disproportionnés et qui s'étaient le moins éloignés de l'état de nature gardèrent en commun l'administration suprême et formèrent une démocratie.”

Narrateur

Rousseau établit un lien direct entre les différents types d'inégalité et de gouvernement. Il rejette implicitement l'idée qu'une forme de gouvernement aurait réussi quelque part parce qu'elle était plus raisonnable ou parce qu'elle était ordonnée par Dieu. Pour Rousseau, les sociétés où une personne avait beaucoup plus de pouvoir et de ressources que les autres sont devenues des monarchies ; celles où quelques-uns avaient beaucoup plus sont devenues des aristocraties ; et celles où la distribution était plus ou moins égale sont devenues des démocraties. Il s'ensuit que toutes les formes de gouvernement sont plus ou moins illégitimes.

“Les hommes sont méchants ; une triste et continuelle expérience dispense de la preuve ; cependant l'homme est naturellement bon, je crois l'avoir démontré ; qu'estce donc qui peut l'avoir dépravé à ce point sinon les changements survenus dans sa constitution, les progrès qu'il a faits et les connaissances qu'il a acquises ? Qu'on admire tant qu'on voudra la société humaine, il n'en sera pas moins vrai qu'elle porte nécessairement les hommes à s'entre-haïr à proportion que leurs intérêts se croisent, à se rendre mutuellement des services apparents et à se faire en effet tous les maux imaginables.”

Narrateur

Rousseau défend l'idée que l'homme était plus ou moins bon dans l'état de nature. Pourquoi y a-t-il alors tant de mal dans le monde ? Rousseau blâme le processus de civilisation lui-même, qui, au lieu d'éduquer les gens, ne fait que les corrompre davantage. La socialisation leur donne des raisons de faire le mal et les récompense pour cela. Ce passage, qui fait écho à son Premier discours, construira la réputation de Rousseau en Europe jusqu'à nos jours. Il a trouvé une forte résonance auprès des révolutionnaires et des réformateurs qui pensaient que si la structure de la société pouvait être modifiée, la nature des individus changerait également.

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