Discours sur l'origine et les fondements de l'ingalité parmi les hommes

Discours sur l'origine et les fondements de l'ingalité parmi les hommes Résumé et Analyse

Résumé

Rousseau commence son essai en distinguant deux types d'inégalité. La première est l'inégalité physique, le pouvoir du fort sur le faible, du rapide sur le lent, du jeune sur le vieux, etc. La seconde est ce que Rousseau appelle l'inégalité morale, celle qui découle des mœurs et des conventions sociales. L'inégalité naturelle provient, au contraire, de la nature. Rousseau montre que ces deux types d’inégalité ne sont pas liés, puisqu'il est rare que les plus puissants et les plus riches soient aussi les plus méritants.

Rousseau souhaite étudier comment la nature a été soumise à la loi et aux conventions et comment les inégalités naturelles ont été remplacées par des inégalités morales. Comment se fait-il que les forts servent les faibles ?

Rousseau observe que les philosophes de son temps ont cherché à savoir si les premiers hommes naturels étaient justes. Ils parlent ainsi de droits naturels – comme la propriété privée – sans chercher à comprendre comment les notions de justice et de propriété ont pu naître dans la nature. En décrivant l'homme naturel comme avide ou violent, les philosophes ne font souvent que projeter sur une époque antérieure une image de l'être humain tel qu'il est aujourd'hui dans la société.

Rousseau affirme que les “faits” de l'homme naturel, c'est-à-dire avant la société, sont sans importance, puisqu'ils ne peuvent pas être connus. Il propose alors de réaliser une sorte d'expérience de pensée. Rousseau entend imaginer l'être humain tel qu'il doit être naturellement, avant d'être corrompu par l'éducation – l'âge auquel il aurait voulu s'arrêter.

Rousseau commence par préciser qu'il ne décrira pas le développement humain à partir du règne animal ou de ses origines, comme l'a fait Aristote. Pour les besoins de son expérience, Rousseau va supposer que l’être humain, tel qu'il nous intéresse, a toujours existé physiquement. Pour Rousseau, l'homme naturel est un animal capable de satisfaire sa faim, sa soif et de trouver le repos.

En cherchant à survivre, se nourrir et se reposer, l'homme naturel n'a aucune chance d'être malheureux. Il est physiquement fort et s'adapte à son environnement. Les enfants forts survivent tandis que les faibles périssent. En cultivant son corps, l’homme naturel devient autosuffisant et n'a pas besoin de technologie.

Hobbes affirme que l'homme naturel est violent et agressif. Pufendorf, penseur allemand du XVIIème siècle, affirmait que l'homme naturel était lâche. Rousseau convient que l'homme naturel a peur de tout ce qui ne lui est pas familier mais affirme qu’il aurait rapidement reconnu sa supériorité sur les animaux et ne les aurait pas craints. L'homme naturel est à la fois fort et agile. Puisque les femmes peuvent porter leurs enfants, elles ont un avantage sur les animaux qui doivent les abandonner pour s'en occuper. Quant à la vieillesse, l'homme naturel l'affronte sans crainte, puisque la brutalité de la vie sauvage l’abrège. Rousseau soutient que l'homme moderne est probablement plus sujet à la maladie que l'homme sauvage du fait de son oisiveté, de la nourriture des riches, du surmenage et de la famine des pauvres. Les hommes naturels ne s'aperçoivent pas qu'ils manquent de tout ce que nous, civilisés, trouvons indispensable.

L'homme naturel dormait peu et ne pensait qu'à sa propre conservation. Il n'avait qu'un sens rudimentaire du toucher et du goût car ceux-ci sont aiguisés par la “sensualité”, c'est-à-dire le plaisir pour lui-même. Au contraire, son ouïe, sa vue et son odorat étaient assez fins.

Voilà l'homme naturel tel qu'il existait physiquement. Sur le plan moral, Rousseau affirme que les animaux sont simplement des machines auxquelles la nature a donné la capacité de se protéger. L'homme naturel est comme l'animal en ce sens que son but est de se préserver mais il en est différent car il est libre d'ignorer les prescriptions de la nature. La nature commande aux humains comme aux animaux, mais ils sont libres de ne pas obéir.

Outre cette volonté, l'homme naturel possède une autre faculté qui fait défaut aux animaux : celle de se perfectionner. C'est cette faculté qui conduit au développement de toutes les autres et qui, paradoxalement, conduit aussi l’être humain à devenir malheureux. L'homme naturel n'a pas encore utilisé cette faculté ; il ne fait que percevoir et sentir. Il n'a ni désirs ni craintes et ne cherche donc pas à savoir quoi que ce soit. Son état d'existence n'exige aucune prévoyance, puisque tous ses besoins matériels sont satisfaits par ce qui lui tombe sous la main et qu'il n'y a rien autour de lui qui puisse éveiller sa curiosité. Il vit dans un présent perpétuel.

Se pose alors la question de savoir comment l'humain a pu passer de cet état de nature à l'état actuel de connaissance et de civilisation. Comment, par exemple, l'agriculture – qui nécessite planification, technologie et savoir-faire – a-t-elle pu voir le jour ? Pourquoi un tel individu aurait-il accepté de labourer un champ d’un autre ? Comment aurait-il pu apprendre à passer ses journées à travailler au lieu de suivre son instinct ? Même s'il avait soudainement découvert la philosophie, pourquoi aurait-il voulu y avoir recours ? Et, plus précisément, comment et pourquoi les êtres humains échangeraient-ils entre eux? À l’état de nature, ils ne se rencontrent pas et ils sont incapables de communiquer.

Rousseau s'interroge ainsi sur l'origine du langage. Comment le langage peut-il exister si ces êtres humains naturels étaient solitaires ? Rousseau met en garde contre toute projection du foyer familial, qui est une invention sociale. Dans l'état de nature, dans lequel la propriété n'existait pas, les hommes et les femmes se rencontrent par hasard, dorment ensemble et se séparent. Les mères nourrissent leurs enfants qui partent quand ils sont assez forts.

Selon Rousseau, le premier et le plus universel des langages est le cri de douleur ou l'appel au secours. Ce dernier est rarement utilisé, car il ne survient que dans des situations extrêmes. Lorsque les êtres humains se rapprochaient les uns des autres et avaient besoin de communiquer, ils utilisaient des gestes pour désigner les choses présentes. Ils ont ensuite commencé à utiliser des sons, qui ont contribué à faire du langage un système universel.

Les premiers mots avaient un usage beaucoup plus large que les mots actuels. On distinguait les sujets des verbes, la substance (comme l'arbre) de l'attribut (comme le vert). Les substantifs étaient initialement des noms propres. Un arbre était appelé A, l'autre B, et ce n'est que plus tard que des concepts abstraits (les arbres en général) ont été formés, le temps que soient remarquées les similitudes entre les objets.

Selon Rousseau, l'abstraction nécessite de l’imagination, le souvenir des rencontres passées et la prévision des rencontres futures. Les concepts généraux n'ont donc pu venir que plus tard. L'homme naturel, estime Rousseau, vivait dans un monde d'une singularité infinie, alors que nous avons tendance à regrouper les choses et à ignorer leurs spécificités. Cela conduit Rousseau à se poser une nouvelle question cruciale : la société était-elle nécessaire pour former le langage, ou le langage était-il nécessaire pour former la société ?

Il est difficile de répondre à cette question car, si l'on considère l'état de l'homme naturel comme un état de satisfaction complète et immédiate, il est difficile d'imaginer pourquoi il aurait eu besoin d'autres personnes. La société l’aurait seulement conduit à se soumettre à la volonté des autres. Rousseau soutient que moralement, la société est certainement pire que la nature car les avantages qu’elle offre sont supplantés par ses maux.

Rousseau s’oppose à Hobbes qui est convaincu que l'homme naturel n’était pas instinctivement bon. Dans l’état de nature, il était plus facile pour l’individu de s'occuper de lui-même sans faire de mal aux autres. Cet état était donc probablement plus paisible. L'erreur de Hobbes a été d'attribuer à l'homme primitif des désirs que la société place dans notre esprit, comme la convoitise. Hobbes décrit l'homme naturel comme un enfant robuste. Rousseau fait remarquer qu'il s'agit d'une contradiction dans les termes, car être robuste signifie être indépendant et donc libre des désirs qui viennent des autres. L'homme naturel n'est pas bon mais il n'est pas non plus mauvais. Il n'a aucune connaissance de la vertu ou du vice. Il fait ce qu'il a envie de faire.

Rousseau reconnaît néanmoins une vertu de l’homme naturel : la répugnance à voir souffrir ses semblables. Il appelle cela la pitié. Elle est naturelle parce que, étant faible, l'être humain s'imagine souffrir en voyant souffrir une autre personne. Rousseau observe ce phénomène chez les animaux mais souligne qu'il provient de l'instinct de conservation de l'être humain.

Il oppose cet instinct aux émotions ressenties par les êtres humains dans la société : nous pleurons devant des pièces de théâtre mais pas devant la souffrance de nos semblables. Toutes les vertus sociales découlent de la pitié naturelle et tous les maux de sa suppression par la raison. La raison permet à l'humain de se séparer de ses semblables en se convainquant qu’il est en sécurité même si les autres ne le sont pas.

Rousseau identifie une deuxième passion chez l'humain, outre la pitié : le désir sexuel. Il envisage la possibilité que le désir sexuel ait pu causer de la violence dans l'état de nature. Il conclut que ce sont les lois mises en place pour freiner ces désirs qui créent en fait cette violence. Il distingue le sentiment physique de l'amour de sa dimension morale. L’attachement monogame est issu de la coutume sociale et cause violence et compétition entre les individus. L'homme naturel n'aurait pas ressenti de préférence envers une personne en particulier. Pour Rousseau, c’est le mariage qui crée les adultères.

Compte tenu de ces suppositions sur l'état de nature, on voit que l'inégalité naturelle ne peut pas être la cause de l'inégalité sociale. En effet, l'état de nature séparait suffisamment les individus les uns des autres et empêchait toute rivalité. Les inégalités naturelles importaient peu.


Analyse

De nombreux philosophes ont commenté la description faite par Rousseau d’un état de nature basé sur aucun fait historique. Karl Marx observe que Rousseau et d'autres penseurs de son époque partent du postulat selon lequel les êtres humains étaient initialement des individus isolés qui se sont réunis pour former une société. Au contraire, selon Marx, la vie humaine a toujours été collective. Ce n'est qu'en société que les êtres humains deviennent des individus possédant des droits. Le philosophe marxiste du XXe siècle Louis Althusser va jusqu'à qualifier l’essai de Rousseau d'œuvre de fiction. En effet, ce dernier fait appel à ses talents littéraires pour rendre aussi vivante que possible sa description de l'homme naturel vivant dans une sorte de jardin d'Eden.

Pourquoi Rousseau commence-t-il par cette image de la nature ? Il suggère qu’imaginer la vie avant toute civilisation permet de mieux comprendre ce qu’elle est réellement et ce que cela signifie d'y appartenir. Si nous imaginons un état dans lequel nous serions libres et dans lequel nos désirs seraient satisfaits, nous comprendrons que la vie en société est un état d'assujettissement constant dans lequel nos désirs et notre bonheur sont en contradiction.

Dans la société, les autorités nous protègent contre d'autres êtres humains avec lesquels nous n'aurions aucun contact si nous n'étions pas membres de cette société. La technologie accomplit des tâches pour nous, mais ces tâches existent car la société technologique a créé de nouvelles exigences. La raison nous permet de contrôler nos impulsions violentes, mais celles-ci sont elles-mêmes causées par la société. La culture nous apprend à pleurer la souffrance de personnes imaginaires alors que nous ignorons celle de nos voisins.

La plupart des penseurs de l'époque de Rousseau, comme Voltaire et Diderot, pensaient que son essai était purement ironique. Pourquoi quelqu'un prendrait-il le temps d'écrire un traité philosophique contre la philosophie ? La raison, selon eux, était d'échapper à la superstition de la religion et de chercher la clé d'une société meilleure et plus heureuse. Cette nostalgie d'un état de nature perdu vise à montrer que les progrès culturels, scientifiques et technologiques se font au détriment de notre authenticité, de nos sentiments et de nos instincts, qui sont, selon Rousseau, les véritables sources de notre bonheur.

Bien que Rousseau ne le dise pas explicitement, cette vision de la nature a un corollaire politique. Si les êtres humains étaient égaux dans cet état de nature, il s'ensuit qu'aucune institution sociale existante n'est véritablement légitime – ni l'Église, dont l'autorité repose sur l'affirmation qu'elle administre la volonté de Dieu sur Terre, ni le roi, dont le pouvoir, ainsi que celui de l'aristocratie, repose à l'époque de Rousseau sur leur supériorité envers leurs concitoyens. Ce n'est pas un hasard si la philosophie de Rousseau influence profondément les architectes de la Révolution française.

D'autres aspects du Discours deviendront des idées centrales du siècle des Lumières. L'idée que l'être humain a une capacité naturelle à se perfectionner va directement à l'encontre de la croyance religieuse selon laquelle l'être humain est naturellement pécheur, et donnera naissance à l'éducation moderne. Malgré le scepticisme de Rousseau à l'égard des arts, l'idée que les êtres humains ont une capacité naturelle de pitié s'est avérée être un aspect central du théâtre allemand, où des dramaturges comme Gotthold Ephraim Lessing pensaient que le fait de voir la détresse des gens sur scène pouvait améliorer l’empathie des individus.

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