Oui, c’est vrai, le papier a de la patience. [...] Me voici arrivée à la constatation d’où est partie cette idée de journal ; je n’ai pas d’amie.
Dans une de ses premières lettres, datée du 20 juin 1942, Anne explique son projet d’écriture et la valeur de son journal. Si elle reconnaît être bien entourée par sa famille et ses camarades de classe, avec qui elle s’entend plutôt bien, elle n’a personne avec qui elle partage une véritable intimité, une proximité propice à des confidences réelles, profondes et sincères. Le journal, qu’elle prénomme Kitty, devient cette personne à qui Anne peut tout dire, avec qui elle peut tout partager, le plus honnêtement possible. Ce rôle prendra encore plus d’importance lorsqu’Anne entrera dans la clandestinité.
Oh, mon Dieu, tu vas t’y perdre à ton tour, excuse-moi, mais je déteste raturer, et jeter du papier est interdit en ces temps de grande pénurie. Je ne peux donc que te conseiller de ne pas relire cette dernière phrase et de ne surtout pas chercher à l’approfondir, car tu n’en sortirais pas !
À plusieurs reprises, Anne s’adresse directement au journal. Elle critique parfois sa propension à se plaindre ou encore son style d’écriture. Ici, après s’être questionnée sur ses défauts et les reproches que lui font sa famille, Anne revient sur ses émotions changeantes puis réalise que les mots qu’elle a écrit quelques minutes auparavant ne reflètent plus son état d’esprit actuel. Ses lettres, qui s’interrogent souvent sur des questions profondes, comportent aussi des éléments beaucoup plus simples, qui ramènent tant Anne que les lecteurs dans la réalité.
Jan nous a apporté la lettre pastorale des évêques aux fidèles ; elle était très belle et exaltante. « Néerlandais, ne restez pas immobiles, que chacun lutte avec ses propres armes pour la liberté du pays, de son peuple et de sa foi ! Aidez, donnez, n’hésitez pas ! ». Ils ne se gênent pas pour le proclamer du haut de leur chaire. Est-ce que cela servira ? Sûrement pas à ceux de notre religion.
Au début du journal, Anne s’intéresse peu à la politique et n’aborde que rapidement le thème de la religion. Cependant, au fil de ses lettres, on retrouve plusieurs commentaires acérés qui pointent l’injustice et le sentiment d’absurdité qu’elle éprouve face aux persécutions nazies. Si Anne exprime à de très nombreuses reprises sa reconnaissance envers les Néerlandais qui les ont aidés et qui résistent à l’occupation allemande, elle pointe aussi l’hypocrisie et le dysfonctionnement de la société.
Cette nuit, j’ai dû rassembler quatre fois mes affaires, tant ça tirait fort. Aujourd’hui j’ai rempli une mallette où j’ai fourré les objets de première nécessité en cas de fuite. Mais maman dit avec raison : « Fuir, pour aller où ?
Entre ses réflexions sur la vie en clandestinité et sur elle-même, Anne raconte les événements marquants et l’impact de la guerre sur leur quotidien. Elle évoque les bombardements réguliers qui menacent les habitants. Au fur et à mesure de sa vie dans l’Annexe, elle va développer des stratagèmes pour atténuer sa peur. Dans son journal, l’une de ces stratégies est de parler du danger avec humour, parfois ironiquement, pour le faire paraître moins grand.
je voudrais seulement sentir que papa m’aime vraiment, pas seulement comme son enfant, mais pour moi-même, Anne.
Dans ses lettres, Anne fait part de l’affection et de l’admiration qu’elle éprouve pour son père, de qui elle s’est toujours sentie plus proche que de sa mère et sa sœur. Toutefois, au fur et à mesure, elle voit cette proximité s’atténuer et se sent parfois également incomprise par lui. Elle oppose ici l’amour " habituel " éprouvé par les membres d’une même famille les uns envers les autres, et celui, teinté de compréhension et de respect, qu’elle ressent pour son père. Anne explique, par opposition, qu’elle aime sa mère uniquement car elle est sa mère, mais qu’elle n’éprouve aucun amour ou respect pour sa personnalité elle-même.
Si tu lis ma pile de lettres à la suite, tu te rendras sûrement compte que je les ai écrites dans des humeurs différentes
Les lettres qu’Anne écrit pendant sa vie en clandestinité font transparaître ses brusques changements d’humeur, de la colère à la tristesse en passant parfois par une joie profonde. Anne, elle-même consciente de ces changements, les explique par l’environnement dans lequel elle se trouve. Elle note ainsi que tous les habitants de l’Annexe sont influencés par l’humeur qui y règne et que la moindre remarque peut faire changer leur état d’esprit du tout au tout. L’enfermement et la vie en promiscuité dans des conditions de plus en plus déplorables ont certainement un effet notoire sur la santé mentale des habitants de l’Annexe.
j’y regarde à deux fois avant de m’exprimer, parce que je sais d’avance que je vais m’embrouiller. Je me mets à bégayer, je rougis et je bouscule le sens de ce que je voulais dire, jusqu’au moment où je dois m’interrompre parce que je ne trouve plus mes mots.
Ce passage est l’un des rares où Anne rapporte un dialogue entier dans son journal. Cette conversation entre elle et Peter marque le début de leur rapprochement, qui commence à l’hiver 1944. Anne et Peter trouvent en chacun de l’autre un confident avec qui partager les difficultés de la vie en clandestinité, “ quelqu’un d’autre dans cette maison qui ait exactement les mêmes accès de fureur ”. Anne essaiera tout au long de leur relation d’amener Peter à se confier et à s’exprimer plus ouvertement.
Ne va surtout pas penser que je suis amoureuse, car ce n’est pas vrai, mais j’ai constamment le sentiment qu’entre Peter et moi peut se développer quelque chose de beau, quelque chose qui est l’amitié et qui donne confiance
Le début de son rapprochement avec Peter marque une période pendant laquelle Anne écrit plus dans son journal, racontant les développements de leur relation, ses attentes et ses inquiétudes. Dans ce passage, on retrouve les préoccupations initiales d’Anne : trouver une personne en qui avoir entièrement confiance et avec qui partager ouvertement ses pensées les plus intimes. Malgré la brève période où Anne et Peter entretiendront une relation amoureuse, Anne semble penser qu’une telle confiance se trouve dans la relation qui existe entre deux véritables amis.
Ne pas avoir d’opinion ! On peut dire à quelqu’un : tiens ta langue, mais ne pas avoir d’opinion, cela n’existe pas. Personne ne peut défendre à un autre d’avoir son opinion, si jeune que soit cet autre !
Tout au long de son journal, Anne reproche aux adultes de l’Annexe de ne pas la prendre au sérieux et de ne pas la croire capable d’avoir sa propre opinion. Elle trouve ainsi que son avis, ainsi que celui des autres jeunes de l’Annexe, est constamment ignoré ou moqué par les adultes dès que ceux-ci abordent des sujets ‘sérieux’. Anne leur reproche de ne pas accepter que les enfants soient capables de réfléchir par eux-mêmes et de se forger leur propre personnalité, et ce d’autant plus en vivant dans la clandestinité. Elle remarque ainsi : " Et personne ne peut nous comprendre, surtout pas ces idiots qui font les sages, car nous sommes beaucoup plus sensibles et beaucoup plus avancés dans nos réflexions que les gens d’ici ne pourraient le supposer de près ou de loin ! ”.
Je sais ce que je veux, j’ai un but, j’ai un avis, j’ai une foi et un amour. je sais que je suis une femme, une femme riche d’une force intérieure et pleine de courage !
Anne s’interroge beaucoup sur son caractère et sa personnalité, qu’elle développe en opposition à sa mère et à sa sœur. Vers la fin de son journal, elle revient sur la personne qu’elle était lorsqu’elle a dû se cacher dans l’Annexe, et sur celle qu’elle est devenue deux ans plus tard. Elle condamne certains de ses mots et de ses agissements mais dresse aussi avec une lucidité et une honnêteté marquantes un bilan de l’évolution de son identité, de ses opinions, et de ses rapports aux autres.