Foucault commence son étude en présentant ce qu'il appelle “ l'hypothèse répressive ”, qui est l'histoire classique de la sexualité. Selon l’hypothèse répressive, la modernité (la période qui s’étend du XVIIIème siècle à nos jours) se caractérise par une répression généralisée de la sexualité dans la société. L’hypothèse répressive nous a fait croire que nous devions lutter pour nous libérer des normes bourgeoises occidentales, qui confinent les expressions acceptables de la sexualité à la conjugalité hétérosexuelle et qui étouffent toute discussion ouverte sur la sexualité. Foucault utilise le terme “ victorien ” pour évoquer la pudibonderie bourgeoise et la répression sexuelle dans l’Angleterre du XIXème siècle. L’époque victorienne est en effet une ère conservatrice à la moralité sexuelle rigide.
Pour Foucault, l'hypothèse répressive est une perspective sociologique. Elle repose sur l'idée que la répression de la sexualité accompagne l’essor d'une bourgeoisie industrielle, soucieuse de maximiser la productivité humaine. Selon l'hypothèse répressive, la société bourgeoise exerce un contrôle de plus en plus étroit sur la vie de ses sujets et cherche à influencer les formes de productivité au-delà du domaine économique, comme la reproduction humaine. Le sexe fait donc l'objet d'une répression bourgeoise, d'une part en tant qu’expérience humaine lors de laquelle l’individu éprouve un plaisir non-productif, d'autre part en tant que processus par lequel les êtres humains se reproduisent.
Ce système répressif génère de l’hypocrisie dès que le thème du sexe est abordé. Foucault introduit la notion des “ autres victoriens ” – un terme qu'il emprunte à l'universitaire américain Steven Marcus (auteur de The Other Victorians, 1966) pour mieux expliquer les contradictions supposées qu’expose l’hypothèse répressive. Les “ autres victoriens ” sont les personnes que la société considère comme déviants sexuellement : travailleur·euses du sexe, proxénètes, client·es, etc... Selon l’hypothèse répressive, l’existence de ces personnes dans la société est autorisée, mais à condition qu’elles soient confinées dans des espaces limitant leur influence. Cette inclusion par exclusion vise à mettre la sexualité au service du capitalisme, au travers d’institutions comme les maisons closes.
Toujours selon cette théorie, le XIXème siècle est une époque de répression de la sexualité, si ce n'est peut-être la volonté de Sigmund Freud de discuter sérieusement de l'expérience sexuelle. Si les années 1960-1970 sont souvent considérées comme celles de la " libération sexuelle ", Foucault explique comment la multiplication des discussions sur le sexe s’inscrit dans des dynamiques de pouvoir. Foucault s’interroge ainsi sur comment la multiplication des débats ouverts sur la sexualité présente la sexualité comme opérant en dehors du pouvoir – voire contre le pouvoir.
L'hypothèse répressive ne prend pas en compte la relation entre identité et désirs sexuels. Elle ignore également les discours qui ont émergé au cours des deux derniers siècles, comme la psychanalyse, qui abordent la sexualité de manière différente. Foucault décide donc d’adopter une approche différente : il cherche à comprendre pourquoi cette théorie de la répression est considérée comme véridique, i.e., pourquoi nous pensons être réprimé·es dans l’expression de notre sexualité et pourquoi nous recherchons une libération. Foucault affirme que nous avons besoin d'une histoire de la sexualité plus nuancée pour expliquer la sélection ou la mise à l’écart de certaines formes de discours. Foucault émet trois doutes majeurs concernant l'hypothèse répressive, qu'il explore plus en détail tout au long du livre :
1. La répression sexuelle est-elle vraiment un fait historique établi ? Peut-on réellement retracer une longue histoire du silence et de la répression sexuelle jusqu'au XVIIIème siècle ?
2. Les mécanismes du pouvoir dans notre société appartiennent-ils vraiment à la catégorie de la répression ? L’exercice du pouvoir dans la société moderne est-il uniquement répressif ?
3. Le discours critique de la répression entrave-t-il réellement le fonctionnement du pouvoir qu'il vise, ou fait-il partie du même “ réseau historique ” que ce qu'il dénonce en l'appelant “ répression ” ? En d'autres termes, le discours qui critique le pouvoir est-il distinct du pouvoir lui-même?
En critiquant l'hypothèse répressive, Foucault espère parvenir à une compréhension plus large du “ régime de pouvoir-savoir-plaisir ” qui organise les différents discours sur le sexe au sein de la société occidentale moderne. Foucault s'intéresse non seulement au fonctionnement du pouvoir répressif, mais aussi aux innombrables façons dont le sexe a été “ mis en discours ” depuis le XVIIIème siècle, ainsi qu'aux types de savoirs qui en découlent. L'objectif de Foucault n'est donc pas de chercher une ultime vérité sur la sexualité, mais de découvrir la “volonté de savoir” qui sert de “ support et d’instrument ” aux discours sur le sexe.
Foucault conclut cette section en exposant son hypothèse initiale, qui s’oppose à l’hypothèse répressive. Plutôt que d'étudier l'histoire de la raréfaction des discussions relatives à la sexualité, Foucault constate que les cinq derniers siècles ont connu une prolifération des discours sur le sexe et la sexualité. L'Histoire de la sexualité vise à examiner la constitution d’une “ science de la sexualité ”, ainsi que les dynamiques de pouvoir qui l'ont engendrée.
Analyse
La première partie de La volonté de savoir est l’introduction du vaste projet que Foucault a développé dans toute L’Histoire de la sexualité. Elle introduit plusieurs concepts extrêmement importants dans la pensée de Foucault.
Le plus important d'entre eux est le “ discours ”, un terme habituellement utilisé pour désigner une discussion ou un exposé. Pour Foucault, le discours ne se réfère pas seulement à ce qui est dit. Il prend en compte les dynamiques de pouvoir dans lesquelles il est écrit ou prononcé. Un discours sur la sexualité n'est donc pas seulement ce qui parle explicitement de sexe. Il inclut la terminologie dont nous disposons, ainsi que les contextes institutionnels – influences médicale, légale, religieuse, etc. – dans lequel il est produit. C'est l'une des idées les plus importantes de la pensée de Foucault : puisque notre connaissance du monde est façonnée par le langage que nous utilisons pour en parler, nous devons étudier la manière dont le pouvoir s'exprime en influençant le langage. Dans le cas étudié, le discours sur la sexualité s'appuie sur des approches multidisciplinaires incluant la médecine, l’économie, la religion, ou encore l’anthropologie. Selon Foucault, le monde tel que nous le vivons est un monde de discours.
Un autre terme étroitement lié au “ discours ” est donc celui de “ pouvoir-savoir ”. L'Histoire de la sexualité examine comment les formes modernes de production de connaissances (sur la sexualité) sont liées à l'exercice du pouvoir politique. Le savoir académique confère ainsi un large pouvoir aux personnes considérées comme expertes. Foucault donne comme exemple l’hystérisation des femmes. Au XIXème siècle, les médecins ont commencé à diagnostiquer les femmes anxieuses, ou encore celles qui avaient une sexualité particulièrement active, comme étant hystériques. De nombreuses femmes étaient alors enfermées dans des sanatoriums. Foucault insiste sur le fait que le pouvoir institutionnel, qu’il soit médical, académique, religieux, etc. est une sorte de pouvoir politique. Son expression “ volonté de savoir ”, qui fait écho à la “ volonté de puissance ” de Nietzsche, tente de rendre compte du fait que la poursuite du savoir implique toujours de déterminer les méthodes, les limites et les termes de l’accumulation de connaissances.
La discussion de Foucault sur la sexualité s'inscrit dans un contexte philosophique plus large. Certains éléments de l'hypothèse répressive sont caractéristiques du marxisme, en particulier la tendance à lire l'histoire moderne comme celle d'une bourgeoisie montante qui façonne progressivement le monde à son image. Bien que Foucault s'éloigne de ce modèle, il conserve des éléments de la pensée marxiste dans la manière dont il considère les processus économiques, politiques et culturels comme profondément imbriqués. En plus de citer Nietzsche, Foucault fait également allusion au philosophe René Descartes. Tout comme Descartes avait commencé ses Méditations métaphysiques en essayant de douter de la réalité du monde extérieur, Foucault formule ses doutes quant à l’hypothèse répressive. Plus qu'une historiographie de la sexualité dans la société moderne, L'Histoire de la sexualité est un ouvrage philosophique qui s'efforce de trouver de nouvelles façons de comprendre le rôle du pouvoir et du savoir dans le développement de la sexualité moderne.