Dans ce chapitre, Foucault détaille sa conception du pouvoir. La sexualité doit en effet être conçue en termes de pouvoir et non pas de répression. Pour Foucault, le pouvoir ne se limite pas aux actes des institutions politiques ou à la domination de l'État sur le public. Le pouvoir, selon la définition de Foucault, est “ la multiplicité des rapports de force qui sont immanents au domaine où ils s’exercent, et sont constitutifs de leur propre organisation ”. Inhérent à toute relation sociale, le pouvoir est le processus fondamental qui façonne les organisations et les institutions ; il n'est pas la loi, mais la base sur laquelle la loi est fondée ; et il est l’ensemble des stratégies qui régissent les interactions entre les individus, et entre les institutions et leurs sujets. Le pouvoir, selon Foucault, est une force profonde qui se trouve à la base de toutes les formations sociales et qui les précède. Le pouvoir est partout, affirme Foucault, parce qu'il émane de chacun·e.
Foucault liste ensuite ses propositions pour clarifier la définition du pouvoir.
- Le pouvoir n'est pas quelque chose qui se partage ou s'acquiert. Le pouvoir est diffus et s'exerce à partir d'innombrables sources, au travers des relations sociales. Ces relations sont elles-mêmes caractérisées par l'inégalité et la mobilité.
- Les relations de pouvoir sont inhérentes à d'autres types de relations sociales, comme les relations sexuelles, les relations économiques et les relations de savoir. Les relations de pouvoir produisent les déséquilibres présents dans ces autres formes de relations.
- Le pouvoir vient d'en bas. Les relations de pouvoir ne peuvent être expliquées en termes binaires de dirigeant et de dirigé. Nous devons comprendre les relations de pouvoir à tous niveaux – la famille, les petits groupes, les institutions, etc... Les grandes dominations qui s’exercent au sein de la société sont les effets des inégalités de distribution du pouvoir à petite échelle. Ces déséquilibres alimentent des clivages sociaux bien plus importants.
- Les relations de pouvoir sont à la fois intentionnelles et non subjectives. Les opérations de pouvoir sont toujours motivées. Néanmoins, des sujets individuels peuvent être des agents du pouvoir et participer à la réalisation de ces objectifs sans le savoir.
- La résistance et le pouvoir sont toujours conjoints ; la résistance ne peut être extérieure au pouvoir. Cela ne signifie pas que la résistance au pouvoir est inutile. Nous devons concevoir la résistance comme étant insérée dans les dynamiques de pouvoir complexes qui façonnent toute la société.
Foucault continue ensuite d'affiner les exigences spécifiques d'une histoire de la sexualité en distinguant son interrogation centrale d’autres questionnements subsidiaires. Il ne se focalise ni sur la nécessité du pouvoir d'établir un discours particulier sur le sexe, ni sur les structures dominantes qui bénéficient de la recherche de vérité sur l’humain au travers de la sexualité. Il ne s’intéresse pas non plus à l’analyse des lois qui régulent les comportements sexuels. Foucault cherche plutôt à identifier quelles sont les relations de pouvoir “ les plus immédiates, les plus locales ” à l’oeuvre dans chaque type de discours sur le sexe. Il s’interroge donc sur les processus de pouvoir les plus fondamentaux en jeu dans le discours moderne sur la sexualité, caractérisé par sa recherche de la vérité.
Ce sujet d’étude suscite des interrogations connexes : comment ces relations de pouvoir ont-elles façonné le discours moderne sur le sexe, et sont à leur tour influencées ? Comment sont-elles liées les unes aux autres, dans une “ logique d[e] stratégie globale ” ? Répondre à ces questions doit permettre de comprendre “l’explosion” des discours sur le sexe dans le contexte de relations de pouvoir changeantes et multidirectionnelles, plus que d’une domination verticale exercée par l’État sur les individus.
Foucault propose quatre règles à suivre pour répondre à ces interrogations.
1. La règle de l'immanence : il est nécessaire d’étudier les centres locaux de pouvoir et de savoir où se croisent les discours et les pratiques de production de connaissances. Un exemple de centre local de pouvoir-savoir donné par Foucault est la relation, dans l'église catholique, entre le pénitent et le confesseur.
2. Les règles de variations continues : au lieu de considérer les relations de pouvoir en termes de déséquilibres statiques, nous devons les considérer comme étant en perpétuel changement. Foucault reprend l’exemple de la sexualité infantile et rappelle que les détenteurs du pouvoir de divulguer la vérité sur ce sujet ont changé au fil du temps, entre professeurs, parents et psychiatres. Ce qui importe est le fonctionnement de ces relations de pouvoir évolutives – entre les parents, les enfants, les éducateurs et les psychiatres – pour produire des connaissances sur la sexualité et l'identité.
3. La règle du double conditionnement : les centres locaux de pouvoir s’inscrivent dans une stratégie globale, tout comme cette stratégie globale s’appuie sur les relations de pouvoir à plus petite échelle. Ces deux niveaux se chevauchent, ne sont ni discontinus, ni homogènes. Foucault montre ainsi que la figure du souverain, dans une société patriarcale, est façonnée par la figure du père dans la sphère familiale. La structure familiale patriarcale est aussi utilisée pour justifier diverses opérations de pouvoir. Le double conditionnement fait ainsi référence à la manière dont les opérations de pouvoir à petite et à grande échelle se rendent mutuellement possibles et s'influencent l'une l'autre.
4. La règle de la polyvalence tactique des discours : le discours est le lieu où s’articulent pouvoir et savoir. Ce n’est pas une simple projection des relations de pouvoir. Le discours n’est pas uniforme, mais fragmenté et instable. Le discours sur la sexualité est ainsi composé de différents courants stratégiques produisant des résultats parfois contradictoires. Le discours produit le pouvoir mais peut aussi le fragiliser en le rendant trop visible. Foucault prend l'exemple de la sodomie, qui était criminalisée au XIXème siècle. La sodomie n’était abordée qu'en termes très discrets, voire vagues. Cette intolérance extrême à l'égard de la sodomie a engendré une sorte de tolérance : elle était tellement innommable qu'elle n'était que rarement poursuivie. Foucault montre également que la psychiatrisation de l’homosexualité et les catégorisations qui en ont découlées ont paradoxalement conduit à la constitution de discours pluriels sur l’homosexualité.
Foucault suggère que ces quatre règles peuvent servir de lignes directrices pour un nouveau “ modèle stratégique ” du pouvoir, qui examine l'interaction de discours diffus et hétérogènes, plutôt qu'un modèle juridique du pouvoir qui examine l'exercice de l'autorité du haut vers le bas.
Analyse
Dans ce chapitre, Foucault présente sa conception du pouvoir, introduisant de nombreux termes sans toujours les définir clairement. On passe ainsi d’une “analytique du pouvoir” dans le chapitre 1 au “ modèle stratégique ” qui est ici défini.
Le terme “ analytique ” signifie décomposer quelque chose en ses éléments constitutifs. Ce deuxième chapitre plaide pour un nouveau modèle dans lequel nous pouvons examiner les opérations de pouvoir les plus élémentaires et les plus locales au sein d'une société donnée. Le modèle stratégique, qui considère le pouvoir comme quelque chose qui opère à tous les niveaux et à toutes les échelles, ouvre la voie à une “ analytique ” qui reconnaît la diversité et le rôle des éléments constitutifs de notre organisme social.
Dans l’ensemble de ses ouvrages, Foucault développe la théorie selon laquelle le pouvoir est partout. Foucault applique cette vision à l’activisme politique, en prenant dans ce chapitre l’exemple de la défense des droits des personnes gays. Il souligne notamment la “ productivité tactique ” du discours dominant sur l’homosexualité. Pour Foucault, l’évolution de la perception de l’homosexualité résulte de négociations entre agents sexuels et institutions du pouvoir discursif. Le langage et les catégories oppressives constituées par les autorités publiques et les médecins ont pu être progressivement réappropriées par la communauté gay. Pour Foucault, l'activisme des minorités sexuelles devrait être une question d'appropriation stratégique sur le terrain du pouvoir discursif, et non une question de militantisme contre l’oppression d’identités innées et fixes.
Dans son livre Saint Foucault : Towards a Gay Hagiograhy (2002), David Halperin suggère qu'une étude de cas de l'activisme foucaldien pourrait être trouvée dans la façon dont les hommes gays ont réagi à la crise du SIDA dans les années 1980 et 1990. Selon Halperin, Foucault avait mis en lumière la volonté du pouvoir médical de contrôler et pathologiser leur sexualité. Malgré la dépsychiatrisation récente de l’homosexualité dans les pays occidentaux (l'American Psychiatric Association retire l'homosexualité de sa liste de maladies mentales en 1973), la crise du sida a constitué une nouvelle opportunité pour les institutions de pathologiser l'homosexualité. Les politiques publiques mises en œuvre contre le sida étaient ouvertement homophobes, et ce prétendument au nom de la seule santé publique. De nombreux lieux de vie gays ont été fermés. L'exemple des descentes de police effectuées en 1982 dans les bains publics gays de Toronto est particulièrement marquant dans l'histoire. À cette époque, une génération d'activistes queer commence à s'inspirer des travaux de Foucault sur l'étude de la sexualité. Les militant·es d’organisations comme ACT UP ont pu expérimenter directement le lien entre sexualité et pouvoir, au travers des discours et des pratiques médicales, politiques, scientifiques et juridiques. Leur engagement a fortement contribué à exposer les mécanismes politiques et le pouvoir de l'autorité médicale.