Voyons qui l’emporte cette fois, me suis-je dit. J’ai allumé mon ordinateur et ai commencé à écrire notre histoire dans ses moindres détails, tout ce qui me restait en mémoire.
Cette citation marque la transition vers les souvenirs de l'enfance et de l'adolescence d'Elena. Elle indique clairement aux lecteurs que les événements qui suivent sont une restitution de ses souvenirs, et met également en évidence l'ambivalence de son amitié avec Lila. L’usage du terme " gagner " suggère qu'elle considère Lila comme une rivale et qu'elle cherche à contrer la tentative de disparition de Lila par la documentation de leur amitié. Ce cadre sert à rappeler au lecteur que les événements du roman ne sont pas racontés d'un point de vue objectif, et qu'ils peuvent donc être subjectifs ou manquer de fiabilité.
Elle semblait la plus forte de nous toutes, les filles, mais aussi plus forte qu’Enzo, Alfonso ou Stefano, plus forte que son frère Rino, plus forte que nos parents, plus forte que toutes les grandes personnes, y compris la maîtresse et les carabiniers qui pouvaient nous mettre en prison. Même si elle était d’aspect fragile, aucune interdiction ne tenait devant elle. Elle savait comment passer les limites sans jamais vraiment en subir les conséquences. En fin de compte les gens cédaient et, même si c’était à contrecœur, ils étaient obligés de la féliciter.
Cette citation révèle la perception qu'Elena a de Lila au cours de son enfance, soulignant à la fois l'admiration et la crainte qu'elle éprouve pour elle. Les comparaisons, de plus en plus poussées, soulignent la force de Lila : le vocabulaire passe de comparaison à d'autres enfants à d’adultes qui font figure d'autorité. Une opposition est créée entre la fragilité physique de Lila, soulignée tout au long du roman, et sa force de volonté, son intelligence et sa capacité de persuasion. La description qu'Elena fait de Lila suggère qu'elle jalouse sa capacité à éviter les conséquences, mais laisse également présager que l'insouciance de Lila ne la rattrape un jour.
Je me disais que personne ne nous comprenait et que nous seules pouvions nous comprendre. Et toutes deux, nous étions aussi les seules à comprendre que la chape qui pesait sur notre quartier depuis toujours – c’est-à-dire aussi loin que remontait notre mémoire – s’allégerait au moins un peu si ce n’était pas Peluso, l’ancien menuisier, qui avait enfoncé le couteau dans le cou de Don Achille mais si c’était l’habitant des égouts qui avait fait le coup, et si la fille de l’assassin épousait le fils de la victime. Il y avait une part d’insoutenable dans les choses, les gens, les immeubles et les rues : il fallait tout réinventer comme dans un jeu pour que cela devienne supportable. L’essentiel, toutefois, c’était de savoir jouer, et elle et moi – personne d’autre – nous savions le faire.
Cet extrait décrit comment la violence et le chaos entourant Elena et Lila dans leur enfance sont des facteurs déterminant de leur amitié, et les rapprochent l'une de l'autre. Grandissant dans un environnement menaçant et oppressant, qui limite leurs possibilités d'avenir, les capacités intellectuelles et d'imagination qu'elles partagent les distinguent des autres habitants du quartier et leur permettent de trouver du réconfort l'une auprès de l'autre. La façon dont elles ré-imaginent leur avenir devient une source de réconfort et d'espoir face à une vie autrement plutôt sinistre.
Dans une même journée, j’avais attiré l’attention d’un jeune homme ténébreux comme Pasquale, une nouvelle école m’avait ouvert ses portes, et j’avais découvert qu’une personne qui, il y avait peu de temps encore, résidait dans notre quartier, dans le même immeuble que nous, avait publié un livre. Ce dernier événement démontrait que Lila avait eu raison de penser que cela pouvait nous arriver aussi. Certes, maintenant elle avait renoncé au livre, mais peut-être que moi, à force d’aller dans cette école difficile appelée lycée, et encouragée par l’amour de Pasquale, j’arriverais à en écrire un toute seule, comme l’avait fait Sarratore. Qui sait ! Si tout se passait pour le mieux, je pourrais bien devenir riche avant Lila, avec ses dessins de chaussures et son usine.
Cette citation reflète un moment d'optimisme et d'espoir, alors que tout semble aller pour le mieux pour Elena. Elle donne au lecteur un aperçu de ses valeurs : elle espère être admirée pour son intelligence et faire l'objet de désir, et nourrit également l'ambition d'une certaine forme de réussite, qui se manifesterait par l'écriture d'un livre. Cet extrait appuie sur le fait qu'Elena doute souvent du réalisme de ses rêves, et que c'est Lila qui a confiance en ses ambitions. Il révèle également la tendance d'Elena à rivaliser avec Lila : quand elle imagine un avenir radieux pour elle-même, elle s'imagine surpassant et éclipsant son amie.
Seule Lila me manquait, Lila qui pourtant ne répondait pas à mes lettres. J’avais peur qu’il ne lui arrive quelque chose, en bien ou en mal, sans que je sois là. C’était une vieille crainte, une crainte qui ne m’était jamais passée : la peur qu’en ratant des fragments de sa vie, la mienne ne perde en intensité et en importance.
Ce passage décrit les émotions d'Elena pendant l'été qu'elle passe sur l'île d'Ischia. Si elle est heureuse et soulagée de pouvoir mener sa vie en dehors du quartier, elle est également hantée par ses angoisses à l'égard de Lila. Souvent envieuse d'elle et habituée à penser que sa vie est plus intéressante que la sienne, elle s'imagine que Lila va la délaisser. Non seulement Elena craint d'être abandonnée par Lila, mais elle s'inquiète aussi de ce que cet abandon signifierait. En utilisant la métaphore des fragments brisés, Elena décrit le sentiment de perte qu'elle ressent en l'absence de Lila. Cet extrait révèle comment, même à un moment où les horizons d'Elena s'élargissent, elle reste très attachée à son passé et à leur relation.
Elle s’était retournée d’un bond et s’était rendu compte que la grande casserole en cuivre avait explosé. Comme ça, toute seule. Elle était pendue au clou où elle se trouvait habituellement, mais au milieu elle avait un grand trou, ses bords étaient soulevés et tordus, et la casserole elle-même était toute déformée, comme si elle n’arrivait pas à conserver son apparence de casserole.
Elena résume ici une lettre qu'elle a reçue de Lila, dans laquelle cette dernière explique sa détresse et son anxiété face aux pressions exercées sur elle pour qu'elle accepte d'épouser Marcello. Quand Elena lit la lettre, elle est remplie de jalousie face à la vivacité et au charisme qui émanent de l'écriture de Lila. Cette citation démontre la capacité de Lila à utiliser la symbolique et le suspense pour renforcer l'intensité et l'émotion de son récit. La destruction soudaine de la marmite laisse pressentir les menaces et les dangers qui guettent Lila, et l'image de cette apparence déformée et endommagée suggère la possibilité d'un viol.
Dès que le bateau appareilla et que l’île, avec ses couleurs tendres du petit matin, fut suffisamment éloignée, je me dis que j’avais enfin une histoire à raconter à Lila sans qu’elle puisse rétorquer par quelque chose d’aussi mémorable. Mais je compris aussitôt que mon dégoût pour Sarratore et la répugnance que j’avais de moi-même m’empêcheraient d’ouvrir la bouche. Et en effet, c’est la première fois que je cherche les mots pour décrire la fin inattendue de mes vacances.
Cette citation révèle la dynamique de pouvoir qui existe entre Elena et Lila, et comment le désir d'Elena de surpasser son amie devient parfois obsessionnel. L'histoire à laquelle Elena fait référence alors qu'elle retourne précipitamment à Naples est celle de l'agression sexuelle dont elle a été victime de la part de Donato Sarratore. Elle avoue avoir honte et se sentir coupable de cette expérience, et se questionne sur le fait d'avoir encouragé Donato par inadvertance. Elle se sent en conflit avec le plaisir qu'elle a éprouvé lorsqu'il l'a embrassée. Cependant, ce qui préoccupe vraiment Elena, c'est ce que cet événement va signifier pour sa relation avec Lila. Jalouse de son pouvoir de séduction, Elena se réjouit presque de l'attention que lui a porté Donato, ce qui accroît son ambivalence à l'égard de l'incident.
En la voyant, on se disait qu’elle dégageait une lumière qui était une grande claque assenée à la misère de notre quartier. Son corps de petite fille, dont il restait encore quelques traces lorsque nous tissions ensemble la trame qui l’avait conduite à ses fiançailles avec Stefano, fut rapidement chassé vers quelque territoire obscur. Et à la lumière du jour apparut une jeune femme qui, lorsqu’elle sortait le dimanche au bras de son fiancé, avait l’air d’appliquer les clauses d’un contrat établi dans leur couple ; quant à Stefano, avec ses cadeaux, il semblait vouloir démontrer au quartier que, si Lila était belle, elle pouvait l’être toujours plus. Lila avait apparemment découvert la joie de puiser dans la source inépuisable de sa beauté et celle de sentir et montrer qu’aucun profil bien dessiné ne pouvait la contenir de manière définitive, de sorte qu’une nouvelle coiffure, une nouvelle robe, un nouveau maquillage des yeux ou de la bouche n’étaient que des frontières de plus en plus avancées qui effaçaient les frontières précédentes.
Ce passage est la description de Lila au cours de sa période de fiançailles avec Stefano, jouissant du luxe et de la perspective d'un avenir radieux. Ce nouveau statut confère à Lila une aura de maturité, et elle prend de l'assurance en son apparence physique qu'elle considérait auparavant comme une source d'ennuis. Cet extrait donne cependant la mesure de l'ironie de la situation ; Lila n'a encore que quinze ans, et a un sentiment exagéré de son propre pouvoir. Une fois mariée, elle se retrouvera en grande partie sous le contrôle de son mari ; en réalité, c'est peut-être en tant que jeune fille qu'elle est la plus libre.
Je n’avais aucune intention d’officialiser quoi que ce soit – nous étions très attentifs à garder notre relation totalement secrète – mais j’essayais de contrôler mon anxiété d’être séduisante. Je voulais, en cette occasion, me sentir calme et sereine avec mes lunettes, ma misérable robe cousue par ma mère et mes vieilles chaussures, et pouvoir me dire : pour une fille de seize ans j’ai tout ce qu’il faut, je n’ai besoin de rien ni de personne.
Elena décrit ici pourquoi elle invite Antonio à l'accompagner au mariage de Lila. Elle n'est pas réellement amoureuse de lui, mais elle a peur d'être perçue comme moins attirante et moins désirable que les autres filles de son âge. Par contraste avec la beauté frappante de Lila, Elena se sent comme un vilain petit canard. Elle souhaite ainsi également être perçue comme indépendante et autonome.
En réfléchissant à la meilleure façon d'obtenir l'effet qu'elle souhaite au mariage, Elena révèle qu'elle peut se montrer calculatrice et même manipulatrice. Uniquement soucieuse de sa propre image, elle invite Antonio sans aucun remord bien qu’il soit amoureux d'elle et qu'il serait probablement blessé de savoir pourquoi elle lui a demandé de l’accompagner.
Je ne l’avais jamais vue toute nue et j’en ressentis de la honte. Aujourd’hui je peux dire que ce fut la honte de poser avec plaisir mon regard sur son corps, d’être le témoin non impartial de sa beauté de jeune fille de seize ans quelques heures avant que Stefano ne la touche, ne la pénètre et peut-être ne la déforme en l’engrossant. À l’époque ce ne fut que la sensation tumultueuse de faire quelque chose d’inconvenant mais d’inévitable, l’impression d’être dans une situation où je ne pouvais détourner le regard ni éloigner ma main sans reconnaître mon propre trouble, sans l’avouer justement en m’éloignant, et par conséquent sans entrer en conflit avec l’innocence sereine de celle qui me causait ce trouble, sans pouvoir exprimer, précisément par un refus, la violente émotion qui me bouleversait.
Cet extrait décrit les pensées et les sentiments d'Elena alors qu'elle aide Lila à faire sa toilette le jour de son mariage. Il rappelle aux lecteurs qu'il existe un décalage entre ce qu'Elena était capable de comprendre à l'époque où des événements et son point de vue rétrospectif. Cet écart entre le passé et le présent laisse deviner aux lecteurs que de nouvelles informations vont être révélées au fur et à mesure qu'Elena reconstitue ses souvenirs. Cet extrait montre également qu'Elena est protectrice et même jalouse de Lila : elle utilise un langage cru et dur pour décrire la relation sexuelle qu'elle imagine et la présente comme un acte de dégradation et de corruption pour Lila, et non comme une joyeuse consommation de l'amour. On ne sait pas exactement ce que ressent Lila face à son entrée imminente dans la sexualité, mais les sentiments d'Elena sont très négatifs, ce qui révèle peut-être ses préjugés à l'égard de Stefano.