Lolita (en français)

Lolita (en français) Ironie

L’ironie d’un contresens littéraire

Alors que Nabokov a voulu raconter la tragédie d’une enfant abusée par un pervers, son héroïne est devenue une icône érotique. La perception qui fait de Dolorès une icône séductrice est non seulement erronée, mais elle est aussi dangereuse car elle renforce des stéréotypes nuisibles. Nabokov montre clairement qu’elle est une victime d'abus et de manipulation, et non une séductrice consciente. Humbert essaie de rationaliser ses actions en projetant des intentions sur elle, mais la véritable tragédie de Lolita est la perte d'innocence de cette jeune fille, manipulée et contrôlée par un homme qui abuse de son pouvoir.

Pour éviter toute méprise sur son roman, Vladimir Nabokov l’avait assorti « d’une préface qui permet d’encadrer les choses ». Mais « les mauvaises lectures ont eu raison de la finesse et de la complexité » du texte. Dolorès, une « enfant abusée » dans l’esprit de l’auteur, est interprétée comme « icône érotique » alors qu’Humbert, un monstre à ses yeux, devient la victime.

Le contresens se noue dès la première publication du roman par l’éditeur français Maurice Girodias, en 1955. Sur le créneau des livres érotiques, il est « séduit » par Lolita, « une apologie de la pédophilie » selon lui. Première incompréhension. Bien que dénué de toute description d’acte sexuel, le roman sera ensuite interdit en France, en Belgique, au Canada… Une redoutable publicité : les ventes s’envolent.

En 1962, l’adaptation au cinéma par Stanley Kubrick contribue aussi à « dénaturer » Lolita. « Le côté pédophile est totalement gommé » et Humbert est encore la victime. « Une trahison gênante » pour « un chef-d’œuvre » qui ne contient « aucune apologie de la pédophilie », rappelle Vanessa Springora, elle-même victime d’inceste, qui parle de ce contresens dans le documentaire « Lolita, méprise sur un fantasme ».

Jusqu’alors interdites par Nabokov, les représentations de Dolorès se multiplient sur les couvertures des livres, qui montrent une jeune fille glamour : tout le contraire de la « pauvre enfant que l’on débauche et dont les sens ne s’éveillent jamais sous les caresses de l’immonde Monsieur Humbert Humbert ». Malgré sa riposte, le contresens perdure encore.

Mort de Charlotte Haze

Percevoir l’ironie du roman Lolita est cruciale pour comprendre son véritable message. Nabokov en fait l’usage tout au long du roman pour révéler au lecteur attentif l'illusion et l'hypocrisie du narrateur qui tente de manipuler notre perception.

La mort de Charlotte Haze est un exemple de manifestation de cette ironie, qui se déploie à plusieurs niveaux. Il y a tout d’abord une ironie dramatique du fait qu’étant la mère de Dolorès, elle est en théorie la seule personne qui pourrait potentiellement protéger sa fille de leur locataire pédophile ; pourtant elle s’est retrouvée séduite, et a même épousé ce dangereux prédateur. Il y a ensuite une ironie de la situation : alors qu’elle découvre enfin ses intentions et prend la décision de le quitter pour protéger sa fille, elle meurt tragiquement, provoquant en fait le calvaire de cette dernière. Là se trouve une ironie tragique : sa mort libère Humbert de la seule personne qui pourrait l'empêcher de poursuivre son obsession pour Dolorès. Alors que cet évènement devrait être un tragique accident, la situation est presque ridicule et, pour Humbert, elle apparaît comme une intervention divine qui lui permet de réaliser ses fantasmes sans obstacle, accentuant le ton cynique du roman.

L'accident de Charlotte peut aussi être perçu comme une manifestation de l’ironie tragique du destin : Humbert a passé une grande partie des chapitre précédents à comploter et à fantasmer sur la manière de se débarrasser d’elle, qui représente un obstacle majeur à la réalisation de son désir pour Dolorès. Il envisage plusieurs méthodes pour la tuer, mais il n'a jamais le courage de passer à l'acte. L'ironie réside dans le fait qu'après tout ce temps passé à planifier son meurtre, il n'a finalement pas besoin de lever le petit doigt : Charlotte meurt de façon complètement accidentelle. Ce renversement inattendu des événements souligne la futilité de ses machinations, et l'aspect capricieux du destin. Il se retrouve, malgré lui, libéré de la mère Haze sans avoir à affronter les conséquences morales et juridiques d'un meurtre, ce qui le libère et le condamne simultanément à poursuivre son obsession pour sa fille.

Accuser Quilty de kidnapping

Dans ce roman, l’ironie expose la réalité et démystifie les tentatives de Humbert de justifier son comportement. Dans la confrontation finale, Humbert accuse Quilty d’avoir kidnappé Dolorès, ce qui est profondément ironique et révèle son hypocrisie. Dès le début du roman, il manipule, séduit et finalement enlève la fillette, l'isolant du monde et exerçant un contrôle total sur elle.

Le fait qu’il se pose ainsi en justicier contre le dramaturge est d’une ironie profonde. Lui qui a commis d'innombrables abus envers Dolorès, se positionne comme protecteur alors qu'il est la source de sa souffrance. Cette posture est en totale contradiction avec sa propre immoralité.

Il est lui-même le véritable kidnappeur, et projette sa culpabilité sur son opposant. En le dénonçant comme le ravisseur, il tente de se dédouaner de ses propres crimes et de transférer la responsabilité de ses actions sur quelqu'un d'autre. Il manipule les faits pour se convaincre lui-même, ainsi que le lecteur, qu’il n’est pas coupable.

Le fait que Quilty soit sont l’ombre, ou le double de notre narrateur, ajoute encore à cette ironie : puisqu’il est un reflet déformé de ses propres désirs et actions, en le poursuivant, Humbert pourchasse en quelque sorte une version de lui-même. L'idée qu’il le perçoive comme le véritable méchant démontre son aveuglement.

Absence d’amour chez Dolorès

Tout au long du roman, notre narrateur se positionne en amoureux tragique, convaincu que son obsession pour la jeune fille est un amour véritable, quoique dévoyé. Il construit son histoire, et même son identité toute entière, autour de cet amour. Quand la jeune fille lui révèle qu'elle n'a jamais réalisé qu'il l'aimait, cette illusion centrale à l’intrigue du roman s’écroule. L’illusion est démolie, et l’ironie apparente : ce qu'il considérait comme une passion grandiose n'était même pas perçue comme tel par la personne qu'il prétendait aimer.

Cette révélation souligne l’aveuglement d’Humbert par ses propres fantasmes. Cette dissonance entre sa perception et la réalité prouve que ses sentiments étaient non seulement déplacés et égoïstes, mais également, si le lecteur en doutait encore, unilatéraux.

Alors qu'il se considère comme un être sensible, torturé par l’amour, il n'a jamais perçu les souffrances et désirs réels de la fillette. Elle n’a jamais vu en lui qu'un oppresseur, sa « passion » n'était jamais partagée ou même reconnue comme telle. Ce qu'il considérait comme de l'amour était, en fait, une forme d'appropriation, de contrôle et de domination, sans aucune des réciprocités émotionnelles que suppose l'amour véritable.

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