Le langage comme enchanteur
L’un des attributs les plus frappants de ce roman, raison partielle de sa popularité, est la somptueuse prose de Nabokov à travers le narrateur Humbert Humbert. Sa principale motivation pour écrire de manière si attrayante est de plonger le lecteur dans un état de « béatitude esthétique ». Lolita est une lecture singulièrement plaisant par la beauté de son langage. S’il faut parfois à s'y lire à deux fois, c'est en grande partie à cause de la richesse de l'écriture, à la fois complexe et splendide. La plume de Humbert est enchanteresse, et le motif de l'enchantement et des contes de fées est omniprésent dans le roman ; par ailleurs, Nabokov s'appliquait à ce que toutes ses histoires ressemblent à des contes, et à ce que le narrateur soit une sorte d'enchanteur.
Cette orgie esthétique permet de figer le temps. Lorsque Humbert décrit dans les moindres détails Dolores jouant au tennis, il contribue à l'enfermer dans un rôle de nymphette éternelle. Chaque fois qu'il revisite ces moments à travers sa prose, il se réfère aux spécificité de l'image qu'il a d'elle en mémoire plutôt que de la réalité de la jeune fille.
Avec ses belles paroles, le narrateur détourne également le lecteur de ses actes répugnants. Mais il ne se contente pas que de cela : ses jeux de mots incessants et tournures de phrases complexes nous obligent à nous concentrer sur la langue plutôt que sur lui.
Nabokov renverse également le genre du roman policier en utilisant le langage comme principal vecteur d'indices, plutôt que l'action. Si certaines acrobaties verbales sont purement divertissantes, le flot d'allusions révèle souvent des indices sur l'identité de Quilty et le personnage de Humbert.
La pédophilie
Le thème de la pédophilie, bien présent sous les allusions du narrateur et le langage affriolant, est le principal sujet du roman. Peu dissimulé mais fortement esthétisé par un Humbert manipulateur et en total désillusion face à la gravité de sa condition, le réel impact de la pédophilie sur l’enfant qu’est Dolores Haze (surnommée Lolita par le narrateur) transparaît à plusieurs moments du roman dans des flashs révélateurs: comme par exemple lors d’évocation fugaces d’expressions de douleur sur le visage de l’enfant, ou du fait qu’elle pleure tous les soirs pour s’endormir.
Il est important de noter que Lolita n’est pas la première tentative de Nabokov d’aborder sur le thème de la pédophilie. C’est un sujet qu’il évoque déjà en dans son roman « Le Don » parut pour la première fois en 1937, des années avant Lolita, où le personnage principal épouse une femme pour se rapprocher de sa fille. Il s’essaie également à l’écriture du témoignage d’un narrateur pédophile en 1939 dans L'Enchanteur, un roman court que Nabokov ne tenta jamais d’éditer de son vivant et dont il affirmait avoir détruit le manuscript. Retrouvé en 1959, le roman fut finalement traduit et publié après la mort de l’auteur en 1991. Bien que certains détails varient, les similitudes entre l’intrigue de L’Enchanteur et de Lolita sont évidentes, ainsi que le thème de l’enchanteur, également omniprésent dans Lolita.
Annabel Leigh, le nom du premier amour du protagonist Humbert Humbert, est une référence au poème d’Edgar Allan Poe du même nom (Annabel Lee). Cette référence est un choix délibéré de l’auteur de faire allusion au poète Poe, qui à 26 ans épousa sa cousine, alors seulement âgée de 13 ans. Son mariage et sa femme Virginia Poe sont généralement considéré comme l’inspiration la plus probable pour le célèbre poème d’amour tragique. Le roman est d'ailleurs truffé d'allusions au poète, ainsi qu’à Lewis Carroll et Alice au pays des merveilles, pour des raisons similaires. En effet, bien que ce sujet soit peu abordé, Lewis Carroll était un pédophile notable qui à l’époque prenait quantité de photos érotiques, nus et demi-nus, d’enfants, et en particulier d’une certaine Alice Liddell.
Humbert ne se cache pas de son statut de pédophile, mais utilise le language pour enjoliver et distraire le lecteur et amoindrir la réalité de ses actions :
Mesdames et messieurs les jurés, la majorité des pervers sexuels qui brûlent d'avoir avec une gamine quelque relation physique palpitante capable de les faire gémir de plaisir, sans aller nécessairement jusqu'au coït, sont des êtres insignifiants, inadéquats, passifs, timorés, qui demandent seulement à la société de leur permettre de poursuivre leurs activités pratiquement inoffensives, prétendument aberrantes, de se livrer en toute intimité à leurs petites perversions sexuelles brûlantes et moites sans que la police et la société ne leur tombent dessus. Nous ne sommes pas des monstres sexuels ! Nous ne violons pas comme le font ces braves soldats. Nous sommes des hommes infortunés et doux, aux yeux de chien battu, suffisamment intégrés socialement pour maîtriser nos pulsions en présence des adultes, mais prêts à sacrifier des années et des années de notre vie pour pouvoir toucher une nymphette ne serait-ce qu'une seule fois. Nous ne sommes pas des tueurs, assurément. Les poètes ne tuent point.
L'identité multiple et le doppelgänger
Le conte du doppelgänger, mettant en scène des personnages qui se dédoublent et s'opposent (Dr. Jekyl et Mr. Hyde en est l'exemple type). Doppelgänger est un mot allemand signifiant « sosie » ou « double d'une personne vivante ». Dans la fiction et le folklore, il désigne le plus souvent un jumeau maléfique, supposé donner des conseils à la personne qu'il imite mais dont les conseils peuvent induire en erreur et être malintentionnés. Cette fable fut largement parodié et revisité par Nabokov qui, lors d’une interview en 1967 la qualifie comme étant d’un « épouvantable ennui ». Dans Lolita, les noms sont souvent doublés, en particulier Humbert Humbert, dont le double nom contient des allusions linguistiques aux mots « homme » et « ombre ». Les ombres forment l’un des motifs de ce roman et sont symboliques du doppelgänger - dans le folklore, ce dernier n'a pas d'ombre, et son image ne peut être reflétée par un miroir ou l'eau.
La représentation principal de cette fable dans le roman se fait à travers Humbert et Quilty, jouant le rôle du protagoniste et de l'antagoniste. Cependant Quilty, pédophile suave et littéraire, est très semblable à Humbert et au cours du roman ils inversent leur rôle de chasseur et de chassé. Nabokov estompe les différences entre les deux prétendus contraires et révèle leurs similitudes, faisant de cette parodie non seulement une subversion littéraire, mais un examen de la zone grise de la moralité.
Tout au long du roman, les personnages sont reflétés et se dédoublent mais, à l'instar de Humbert et Quilty, ils ne font souvent qu’accentuer et nuancer un seul personnage. Cette amplification évoque le solipsisme (théorie selon laquelle il n'y aurait pour le sujet pensant d'autre réalité que lui-même) auquel les personnages, en particulier Humbert, ne peuvent échapper. On peut citer ici par exemple John Ray, Jr. dont les initiales, J. R., sont doublées par Jr., ou encore Vanessa van Ness.
Le thème de l’identité multiple est déployé à travers le roman également par d’autres moyens. En effet, Dolores Haze n’est appelé Lolita que par le narrateur Humber Humbert. Il est clair que lorsqu’il parle de Lolita, il parle de l’image qu’il se fait de l’enfant, de son fantasme de celle-ci, plutôt que de la bien réelle Dolores, ou Dolly, qui lorsqu’elle transparaît brièvement dans le roman, le fait sur le ton de la révolte ou de la révulsion contre Humbert.
Le matin, elle était Lo, simplement Lo, avec son mètre quarante-six et son unique chaussette. Elle était Lola en pantalon. Elle était Dolly à l'école. Elle était Dolores sur les pointillés. Mais dans mes bras, elle était toujours Lolita.
Désirs obsessionnels
Le roman s'intéresse aux pulsions obsessionnelles qui animent Humbert pour le sexe dans la première partie, et pour la violence dans la deuxième partie. Ces deux tendances, misent en opposition, se complètent et se mêlent souvent: le sexe, extrêmement violent dans ce roman puisqu’il est de l’ordre de l’agression sexuelle, est à l'origine d’un climat général de violence qui le porte à sa fin. Dans la première partie Humbert mentionne régulièrement son désir d’éliminer Charlotte Haze, comme il voulait tuer sa première femme Valeria, et son désir ne diminue pas dans la deuxième partie.
Humbert emploie les moyens nécessaires pour parvenir à ses fins et assouvir ses désirs. Charlotte Haze meurt sans qu’il n’ait à la tuer ; laissé pour seul gardien légal de Dolores Haze, il obtient l’emprise qu’il désirait pour pouvoir coucher avec elle ; et il assassine Quilty pour se venger. Cependant, certains de ses souhait sont impossibles à réaliser, notamment celui que les nymphettes ne grandissent jamais. Inévitablement, il perd son emprise sur Dolores au fur et à mesure que celle-ci grandit et développe ses propres désirs (parmi lesquels celui de s’échapper de son emprise, un désir de plus en plus présent, ou bien son intérêt pour Clare Quilty).
La frustration dont Humbert fait l’expérience lorsqu’il perd son emprise ou que ses désirs son insatisfait, plonge ce personnage narcissique et obsédé par le contrôle dans un état de folie paranoïaque, qu’il admet souvent lui-même et se qualifie de “ fou ”. Un état qui ne lui est pas inconnu, comme il le relève en mentionnant ses séjours en hôpital psychiatriques. Humbert se pense comme étant habité de pulsions incontrôlables, qui lui font perdre raison si elles restent insatisfaites, justifiant ainsi son comportement. “ J'étais alors dans un état d'excitation qui frisait la démence ; mais j'avais aussi la ruse du fou ” annonce-t-il avant le premier passage d’abus sexuel, lorsqu’il se satisfait en cachette en faisant rebondir l’enfant sur ses genoux.
La santé mentale et moquerie de la psychanalyse
Nabokov est un critique sévère de l’approche de Sigmund Freud et du champ de la psychanalyse, et Humbert en est son interprète privilégié tout au long de Lolita. Il tourne en dérision l'idée qu'Annabel est la motivation traumatique de son soit-disant “amour” pour Lolita, et se moque de nombreux autres clichés psychanalytiques, tels que le pistolet symbolisant le phallus. Il utilise et abuse de ces interprétations pour justifier un comportement réellement maladif et criminel, pointant du doigt l’idée que, lorsque utilisé par un pervers narcissique, ces clichés et interprétations peuvent jouer en faveur de sa défense.
Il se rit également de son psychanalyste lorsqu'il mentionne ses séjours en “ maison de santé ” (autrement dit en hôpital psychiatrique) et, d'une manière générale, il a une vision dédaigneuse de ses problèmes de santé mentale :
Je découvris qu'en bluffant les psychiatres on pouvait tirer des trésors inépuisables de divertissements gratifiants : vous les menez habilement en bateau, leur cachez soigneusement que vous connaissez toutes les ficelles du métier ; vous inventez à leur intention des rêves élaborés, de purs classiques du genre (qui provoquent chez eux, ces extorqueurs de rêves, de tels cauchemars qu'ils se réveillent en hurlant) ; vous les affriolez avec des « scènes primitives » apocryphes ; le tout sans jamais leur permettre d'entrevoir si peu que ce soit le véritable état de votre sexualité.
McFate
Humbert utilise le nom “ McFate ” pour décrire les nombreuses coïncidences du destin, suggérant une série de moments clés obligés. “ Fate ” est le mot anglais pour “ destin ”, qu’il utilise souvent comme explication à certaines situations. Par exemple, le nombre 342 revient dans l'adresse du domicile de Haze, dans le numéro de leur chambre à l’hôtel The Enchanted Hunters où il viole Dolores pour la première fois, et dans le nombre d'hôtels où ils séjournent. Les chiens apparaissent également à plusieurs moments clés, notamment lorsque Charlotte Haze est renversée par un conducteur qui tente d'éviter un chien du voisinage. Le thème du “ destin ”, de l’inévitable, permet à Humbert d’excuser et même de valider son histoire : en la rendant inéluctable, il prétend qu’il n’aurait jamais pu se comporter autrement et faire des choix différents.
De plus, Humbert n’est pas un narrateur fiable, et une possibilité autres que de moments clés nés du destin, est que Humbert soit l'auteur de ces coïncidences depuis sa cellule de prison, modifiant des événements réels pour les adapter à ses caprices et enjoliver son passé criminel, créant de faux indices et distractions pour le lecteur, loin des faits réels.
Le lecteur comme jury
Nabokov concevait ses romans et ses récits comme des questionnements éthiques ouverts auxquelles les lecteurs se confrontent, qui les amènent à prendre conscience de leurs propres convictions morales. Bien qu’il s’affiche comme se distanciant, en tant qu’auteur, de la fiction morale, les questions d’étique, de métaphysique et d’esthétiques s’entrecroisent et s’intersectionnent dans ses romans, déguisé et ayant souvent plusieurs niveaux de lecture. L'intention de Nabokov était que Lolita soit lue non pas comme une histoire d'amour, mais comme le récit troublant de la manipulation d'un prédateur. Au fur et à mesure que Humbert dévoile ses pensées et ses sentiments, les lecteurs commencent à éprouver de l'empathie pour le mal sans même s'en rendre compte, influencés par le langage fleuri et les effluves d'émotion.
L’auteur se moque de notre tendance à porter des jugements moraux, et met en valeur ce phénomène en faisant en sorte que Humbert s'adresse à ses lecteurs comme aux membres d’un jury. Cependant, cette explication masque une exploration complexe de la moralité, du destin et du libre arbitre. Humbert tente de se soustraire à la responsabilité morale de ses actes en adhérant à une philosophie du destin : s'il n'est pas responsable des événements, il ne peut en être tenu pour responsable. Bien que prétendant que la peine capitale ou même la prison ne soit pas à la hauteur de la souffrance qu'il s'est vu infligée en perdant sa nymphette, à la fin du roman, il admet qu'il a exercé son libre arbitre en abusant de Dolores et qu'il mérite une sanction.
L'Europe contre les États-Unis
Bien que Nabokov refuse que son roman soit une allégorie du choc des cultures entre la vieille Europe (représentée par Humbert) et la jeune Amérique (représentée par Dolores), le lecteur peut tirer de leur relation beaucoup d’analogie à cette dynamique. Charlotte Haze peut être considérée comme un symbole de l'Amérique bourgeoise, s'efforçant désespérément d'atteindre l'élégance européenne las coincée dans le kitsch de la classe moyenne américaine. Dolores, elle aussi, est ancrée dans la culture nord-américaine : son style vestimentaire, son attirance pour la musique et les films populaires, en particulier, font d’elle un véritable modèle de la jeune fille des États Unis qu’Humbert méprise.
Pas une seule fois elle ne vibra sous mes caresses, et un strident « qu'est-ce qui te prend ? » était tout ce que je récoltais pour ma peine. Au pays des merveilles que j'avais à lui offrir, ma petite sotte préférait les films les plus fades, les sucreries les plus écœurantes. Dire qu'entre un Hamburger et un Humburger elle optait – invariablement, avec une précision glacée – pour le premier
Humbert représente alors la vieille Europe académique et poussiéreuse, qui s’intéresse énormément aux richesses de la jeune Amérique mais, prétentieuse et pleine de dédain, la juge de mauvais-goût. Un autre aspect de cette analogie est la volonté de contrôle absolu de la jeune Lolita par le narrateur, qui évoque l’emprise de l’Europe luttant contre la volonté d’émancipation des États Unis.
En un sens, l'accent mis par le roman sur la prose et la vision subjective est également une réaction au langage objectif et visuel du cinéma (à l’époque un symbole des États Unis avec la montée d’Hollywood et de la télévision), et se rend virtuellement impossible à filmer. On remarque d’ailleurs que bien que deux adaptations aient été réalisées, aucune d’entre elles ne parvient à transmettre la subjectivité du narrateur, les nuances et les sous-entendus du roman.
Beauté versus réalité
Le récit de Humbert est raconté à travers le prisme de son éducation littéraire et de ses aspirations artistiques. Cela signifie que les événements qu'il décrit ne sont pas toujours présentés tels qu'ils se sont réellement produits : ils sont déformés, réinterprétés à travers sa vision poétique.
Alors que son style d'écriture habile et complexe amplifie la beauté de son histoire, cette perspective artificielle lui permet de cacher l'horrible réalité qui est au cœur de sa relation avec Dolores. Dans son langage sophistiqué, il perçoit Dolores telle une nymphette mythologique, la décrivant comme une incarnation grandiose de beauté, de séduction et de charme.
Mais cette vision l'emporte sur la véritable Dolores, la fille qu'il a enlevée. Celle-ci peut être grossière, puérile et vulgaire. Elle souffre également beaucoup sous sa tutelle. Cette réalité est complètement différente de la manière dont il la décrit.
La chanson d'Humbert, " Carmen " pendant son premier orgasme avec Dolores renforce l'aspect sombre de l'usage de l'art dans le roman. Il l'utilise pour détourner l'attention de la terrible réalité que représente l'agression d'une jeune fille. En ce sens, ce moment peut être considéré comme un condensé du roman tout entier.
Dolores utilise également l'art pour se distraire de sa terrible situation. Elle se tourne vers les films, la mode et les magazines pour échapper à sa triste vie. L'art devient ainsi une sorte de salut lorsque la réalité est trop dure à supporter.
En prison, Humbert se tourne également vers l'art de l'écriture. Écrire sur Lolita lui permet de rester auprès d'elle à travers son œuvre, même si, en réalité, il ne la reverra plus jamais. S'il utilise le langage pour couvrir ses méfaits, c'est aussi ce dernier qui le ramène finalement à la réalité. La mélodie d'enfants jouant au dehors de ses murs lui fait enfin prendre conscience de la douleur qu'il a causée à Dolores.
Le roman publié, Lolita, est bien sûr lui aussi une œuvre d'art. Mais si le roman est totalement fictif, les sentiments du lecteur à l'égard des événements et des personnages sont eux bien réels. Cela suggère qu'il n'y a qu'une mince ligne entre beauté de l'art et réalité.