Chapitre 21
Notre narrateur et Charlotte passent les mois de juin et juillet ensemble à Ramsdale. Il est préoccupé par le fait qu'elle envisage d'envoyer Dolorès au pensionnat. Étonné que sa femme ne réagisse pas à ses tentatives de manipulation émotionnelle, il s'efforce de trouver des moyens de s'affirmer. Il trouve une occasion de gagner en influence lorsqu'elle annonce un voyage romantique en Angleterre. Feignant l'indignation, il s'y oppose vigoureusement et se plaint qu'elle prenne trop de décisions sans le consulter au préalable. Charlotte finit par lui demander pardon. Résolu à « pousser (son) avantage », il se fait distant et taciturne et fait semblant de travailler dans son bureau pendant les jours suivants. Quelque jours après, elle entre et remarque le tiroir fermé à clé dans lequel il range son journal intime. Il se met à craindre que la clé ne soit pas bien cachée. Il feuillette une encyclopédie où sa femme reconnaît une ville qu'elle a visitée : elle lui demande s'il aimerait y passer l'automne, dans un hôtel appelé The Enchanted Hunters (« Les Chasseurs Enchantés »).
Analyse
Humbert continue de tromper sa femme en jouant le rôle du mari traditionnel américain. Ses techniques de manipulation émotionnelle ne fonctionnent pas sur elle. Il doit se comporter en homme de la maison, affirmer son contrôle, pour qu'elle ne réagisse comme il le souhaite. Là encore, nous voyons comment lui, le manipulateur accompli, agit selon les attentes de son audience. La scène du bureau préfigure deux événements ultérieurs du récit : la découverte de son journal intime par Charlotte et son séjour avec Dolorès à l'hôtel The Enchanted Hunters.
Chapitre 22
Prétextant des insomnies, Humbert demande au médecin une ordonnance pour des somnifères. Il teste ces pilules sur sa femme, dans l'intention de les utiliser sur Dolorès lorsqu'elle reviendra de colonie de vacances. Inquiet que ces pilules ne soit pas suffisamment puissante, il retourne voir le docteur pour nouvelle ordonnance. À son retour, il trouve Charlotte en train d'écrire une lettre en pleurant. Elle a lu son journal intime et lui annonce qu'elle part avec sa fille. Elle l'appelle un monstre, un criminel. Espérant se tirer d'affaire, il lui demande de se calmer en lui affirmant qu'elle a des hallucinations. Elle l'ignore et continue à écrire, deux lettres déjà prêtes sur la table. Il se rend à la cuisine pour lui servir un whisky et tente de trouver un moyen d'arranger la situation. Alors qu'il retourne au salon, le téléphone sonne : c'est Leslie, le jardinier des voisins - Charlotte vient de se faire renverser par une voiture.
Analyse
Dans Lolita, les lignes sont souvent flouées entre la réalité et l'imaginaire, car notre narrateur les manipule à son avantage. Dans ce chapitre, après avoir confirmé à quel point il peut être dangereux et cruel (il teste sur sa femme les drogues qu'il prévoit d'utiliser sur sa fille), et lorsque Charlotte lit son journal et découvre la vérité sur sa pédophilie et son opinion d'elle, il tente de brouiller les pistes en la convainquant qu'elle est victime d'hallucinations. L'étrange accident de la mort de sa femme lui sauve la peau et change tout le cours de l'histoire.
Chapitre 23
Se précipitant dehors, Humbert découvre qu'en traversant la rue pour poster ses lettres, Charlotte a été renversée par une voiture conduite par un certain Frederick Beale. Sur les lieux, on lui remet les lettres qu'il détruit immédiatement - lorsqu'il essaie de les reconstituer plus tard, il ne peut en distinguer que quelques phrases. L'une des lettres est destinée à Dolorès, une autre à la directrice d'une maison de redressement, et la dernière lui est adressée.
Les Farlow arrivent et réconfortent Humbert, qui se montre traumatisé par la mort de sa femme. Conscient de l'opportunité qui s'offre à lui, il leur annonce qu'il va se consacrer à la petite et devenir son tuteur. Il prétend que Dolorès est partie pour une randonnée de cinq jours et qu'elle n'est pas joignable. Il les persuade qu'elle est sa fille biologique en inventant une liaison passée avec Charlotte, les convainquant de le laisser devenir son tuteur. Il invente une école privée à New York et un voyage où il prévoit d'emmener Dolorès, préparant secrètement un moyen de la kidnapper car ce serait « pure folie de [sa] part de prendre Lolita à la maison avec tous ces importuns qui traînaient partout ».
Il reçoit la visite de Beale, l'homme qui a renversé sa femme, qui s'attend à un procès et tente de le convaincre que l'accident n'est pas de sa faute, qu'il a dû faire un écart pour éviter le chien du voisin. En pensant aux circonstances qui ont conduit à la mort de sa femme, et à son propre rôle dans l'affaire, Humbert se met à pleurer.
Analyse
Les nombreuses coïncidences l'amènent à croire à l'influence du destin, non seulement en raison de la multitude de conditions préalables nécessaires, mais aussi en raison du rôle joué par le chien dans l'accident. Il a lui-même failli le renverser non pas une mais deux fois - lorsqu'il est arrivé dans la maison pour la première fois, et juste avant l'accident. L'amour de Nabokov pour les jeux de mots rend plausible l'idée qu'il a choisi un chien parce que « dog » à l'envers épelle « god » (dieu). Comme nous l'observeront au cours du roman, les éléments déclencheurs ont tendance à être en lien avec les toilettes et les téléphones. Les voitures sont également un motif important pour l'intrigue. L'image d'une voiture qui fait une embardée peut être interprétée comme une analogie de la rupture soudaine avec la vie domestique ordinaire que Dolorès est sur le point de vivre.
Le point de vue de Humbert sur les événements qui se déroulent est le seul disponible : il a détruit tous les autres récits, comme celui qui aurait pu être raconté dans les lettres de Charlotte. Il est important de s'en souvenir en lisant sa confession : au moment où il écrit, plus personne n'est en vie pour le contredire.
Craignant qu'amis et voisins fouineurs ne soient trop curieux, il raconte aux Farlow une histoire plausible, inventant une liaison passée avec Charlotte de la même manière qu'il a inventé sa vie amoureuse.
Chapitres 24-25
Les Farlow aident Humbert à préparer ses affaires pour aller chercher Dolorès. Juste avant qu'il ne parte, Jane le coince et tente de l'embrasser ; il la repousse. Elle exprime l'espoir qu'ils se reverront un jour.
Notre narrateur se rend au Camp Q pour récupérer la petite. Il est anxieux, craignant qu'elle se méfie de lui ou que quelqu'un se rende compte qu'il n'est pas son tuteur légal. En téléphonant au camp, la directrice Shirley Holmes lui apprend que Dolorès est partie en randonnée et qu'elle ne sera de retour que le lendemain. Il est heureux d'apprendre que l'histoire qu'il a inventée pour duper les Farlows s'avère vraie, et se questionne sur la responsabilité de « McFate », le destin, dans le cours de ces évènements. Il passe l'après-midi à faire du shopping et achète une valise pleine de nouveaux vêtements pour Dolorès. Se souvenant que l'hotel dont lui a parlé Charlotte, The Enchanted Hunter, est situé dans une ville voisine, il réserve une chambre double pour la nuit suivante.
Analyse
Une fois de plus, notre narrateur est irrésistible pour les femmes adultes auxquelles il est incapable de s'intéresser - ou est-ce une invention de sa part pour soutenir son image d'homme séduisant et charismatique ? On peut se demander, comme il se demande lui-même si son imagination n'a pas une influence sur la réalité : son mensonge de randonnée s'avère vrai. Il soupçonne le destin de conspirer pour provoquer la série d'événements qu'est sa vie.
Continuant ses manigances, il achète à Dolorès ce qu'il imagine être son désir le plus cher : des vêtements à la mode. Son choix d'hotel - qui s'avérera décisif - est encore une fois basé sur une étrange coïncidence.
Chapitre 26
Faisant une pause dans son récit, Humbert le narrateur se désespère dans sa cellule. Il demande à l'imprimeur de ses mémoires de remplir la page qui suit du nom Lolita. Il se plaint de ses maux de tête et de l'inconfort qu'il éprouve en prison. Il craint d'avoir mélangé certaines dates, mais note que les événements du chapitre précédent ont dû se dérouler « vers le 15 août 1947 ».
Analyse
Dans un rare moment de vulnérabilité, notre narrateur met en doute sa propre fiabilité. Nous comprenons également ce qui le pousse à terminer le livre qu'il est en train d'écrire avec tant d'acharnement : il semble s'inquiéter pour sa santé.
Chapitre 27
Humbert va chercher Dolorès au Camp Q. Alors qu'ils partent en voiture, il ne lui révèle pas la mort de sa mère, mais lui dit plutôt qu'elle est très malade et hospitalisée dans une autre ville, où ils se rendent le lendemain. Alors qu'ils se dirigent vers The Enchanted Hunters, la jeune fille adopte une attitude taquine à son égard. À sa suggestion, ils s'arrêtent et s'embrassent. À ce moment-là, une voiture de patrouille s'arrête pour leur demander s'ils ont aperçu une voiture bleue. Dolorès alterne entre flirt et moquerie à l'égard de son père adoptif, déclarant qu'ils sont amants et menaçant que sa mère en serait très contrariée. Elle laisse entendre qu'elle a eu une expérience sexuelle au camp. Lors d'une pause, il lui demande combien d'argent elle a, et lorsqu'elle lui répond qu'elle n'en a pas lui dit « On remédiera à cela en temps utile ».
Le trajet est long et fastidieux, et ils arrivent tardivement au motel, occupé ce jour-là par deux conférences : l'une de membres du clergé, l'autre de botanistes. Ils reçoivent une chambre différente à celle réservée, la 342, dotée d'un lit double. Quand Humbert explique qu'ils devront le partager pour économiser de l'argent, Dolorès s'esclaffe « Le mot juste est inceste ». Il lui offre la valise de vêtements qu'il a achetée pour elle. L'enfant, heureuse, se blotti innocemment contre lui et ils s'embrassent - lui, l'accusant mentalement de « se comport(er) en vérité comme la plus vulgaire des catins ».
Au cours du dîner, la petite remarque un homme ressemblant trait pour trait à Clare Quilty, le célèbre dramaturge de son poster. Humbert l'incite à prendre un somnifère qu'il a testé sur sa mère. Il la laisse s'endormir dans la chambre et l'enferme à l'intérieur.
Analyse
Comme pour sa mère, il utilise le romantisme enfantin de Dolorès pour la manipuler. Il faut se méfier de la représentation qu'il donne de son comportement. Comme pour le baiser en haut de l'escalier (chapitre 15), on peut imaginer qu'il enjolive les faits pour responsabiliser l'enfant et justifier ses abus. Il est pourtant ouvertement obscène et plein d'intention malsaine, et lorsqu'elle lui demande s'ils pourraient s'arrêter au cinéma il refuse « sachant pertinemment (...) qu'à neuf heures, lorsque son show à lui commencerait, elle serait morte dans ses bras ». L'allusion à son argent de poche (ou plutôt l'absence de ce dernier) préfigure la méthode qu'il utilisera plus tard, lui achetant des faveurs sexuelles en échange de pièces de monnaie.
Dans ce chapitre aussi les voitures ont leur importance, avec une mention de course poursuite par le policier et une décapotable rouge sur le parking, préfigurant la filature avec Quilty plus tard dans le roman - Humbert se demande même « quelle ombre de nous-mêmes poursuivait-il ». Le dramaturge apparaît dans ce chapitre, remarqué par Dolores pendant le dîner. Le numéro de la chambre d'hôtel, 342, le même que l'adresse de la maison des Haze, est également un clin d'œil du destin.
Le roman est rempli de symboles botaniques et religieux. La combinaison des membres du clergé, des botanistes et de l'innocence endormie de Dolores évoque le jardin d'Eden juste avant la chute de l'homme : le grand péché d'Humbert, le viol de l'enfant, est sur le point d'avoir lieu.
Chapitre 28
Encore une fois notre narrateur fait une pause dans son récit pour se justifier auprès de ses lecteurs : il explique qu'il avait prévu « d'épargner sa pureté en opérant (...) sous couvert de la nuit, uniquement sur un petit corps nu et totalement anesthésié », donc en la violant dans son sommeil. Il soutient qu'elle était de toute façon déjà corrompue sur le plan sexuel. Il affirme au jury qu'il regrette d'être passé à l'acte ; il aurait dû savoir que Dolorès était différente d'Annabel, et que seule souffrance s'ensuivrait.
En se promenant dans l'hôtel, Humbert le personnage atteint un summum de bonheur en réalisant que sa Lolita lui appartient enfin. Il prend plaisir à sentir la clé de la chambre et son « brûlant appendice en bois » dans sa poche. Pour tromper le personnel de l'hôtel, il demande à la réception si sa femme a appelé. Sur le porche extérieur, il a une étrange conversation avec un homme assis dans l'obscurité. L'homme semble suggérer que sa véritable relation avec Dolorès n'est pas tout à fait ce qu'elle semble être, et les invite à déjeuner, mais Humbert refuse.
Analyse
À mesure qu'il approche du moment où il se met à violer Dolorès, le narrateur se défend de plus en plus vigoureusement. Il met en doute la « pureté » sexuelle de l'enfant et sa responsabilité. Aux yeux du lecteur, cela ne devrait pas le décharger juridiquement ni moralement de ses actions : il est en charge d'une mineure dont il aurait dû être le tuteur et le protecteur.
Les clés ont un symbole sexuel. Il détient la « clé » de la « serrure » de Dolorès : il l'a littéralement piégée sous son contrôle physique. On devine que l'homme sous le porche est Clare Quilty. Son intérêt pour Dolorès semble être plus qu'une simple curiosité, et il paraît reconnaître Humbert comme un pédophile lui aussi.
Chapitre 29
Notre narrateur retourne dans la chambre, prévoyant d'abuser de Dolorès. A sa grande surprise, elle se réveille (la pilule que lui a donnée le médecin se révèle être un placebo). Il passe le reste de la nuit trop effrayé pour faire un geste, incapable de dormir à cause de son excitation, faisant de petites tentatives subtiles pour la toucher dans l'obscurité, mais elle ne cesse de se dégager de son étreinte dans son sommeil. Il reste éveillé jusqu'au matin, où il écrit que « à six heures elle était complètement éveillée et à six heures un quart nous étions techniquement amants. Je vais vous dire quelque chose de très étrange : ce fut elle qui me séduisit. »
Lorsque Dolorès se réveille, il prétend s'éveiller avec elle. Ils s'embrassent et elle lui demande s'il connaît le jeu auquel elle et Charlie (un garçon du camp) ont joué. Il ne le connaît pas ; elle lui montre, semblant initier un jeu à caractère sexuel. Notre narrateur y voit la preuve qu'elle a été dépravée par son éducation américaine bien avant d'être avec lui. Il relate s'être appliqué à la laisser faire ce qu'elle voulait « du moins aussi longtemps que je pus le supporter » - et écourte son récit. Il explique que le sexe n'est pas la chose la plus importante pour lui : » Je suis mû par une ambition plus noble : fixer une fois pour toutes la périlleuse magie des nymphettes ».
Analyse
Comme d'habitude, les tentatives de réaliser ses fantasmes sont frustrées au tout dernier moment, le sédatif s'avérant être un placebo. La phrase « c'était un sédatif trop anodin pour avoir un effet prolongé sur une nymphette lasse mais vigilante » suggère, encore une fois, qu'on ne peut pas se fier à notre narrateur. L'usage apparemment anodin du mot « vigilante » révèle que Dolores est peut-être non pas l'enfant coupable qu'il souhaite nous présenter, mais fatiguée, craintive et sur ses gardes. Elle ne cesse de dégager de ses multiples tentatives d'étreintes « avec ce murmure neutre et plaintif que pousse un enfant qui exige son repos naturel », selon lui dans un demi sommeil, mais peut-on vraiment lui faire confiance ?
Durant son récit des événements du matin, Humbert ne cesse de faire référence à l'état de dépravation préalable dans lequel Dolorès se trouve, lui faisant porter toute la responsabilité de l'acte : « son baiser avait je ne sais quoi de papillonnant et de butinant qui me porta à conclure qu'elle avait été initiée à un âge précoce par une petite lesbienne » ; « je ne perçois pas la moindre trace de pudeur chez cette ravissante jeune fille aux formes à peine naissantes que les nouvelles méthodes d'éducation mixte, les mœurs juvéniles, le charivari des feux de camp et je ne sais quoi encore avaient totalement et irrémédiablement dépravé ». Il se sert de cet argument pour se dédouaner de toute mauvaise intentions pouvant lui être imputé.
Pourtant, « J'avais imaginé que des mois, des années peut-être, s'écouleraient avant que j'ose me dévoiler devant Dolorès Haze » suggère que bien que n'ayant pas prémédité l'acte, il avait cependant en projet d'utiliser des sédatifs pendant des mois, des années même, pour arriver à ses fins avec une enfant, en secret. Ses intentions sont donc bien claires, alors que l'on peut douter de celles d'une mineure, malgré ses tentatives de se déresponsabiliser.
Une fois de plus, nous devrions être prudents avant de croire à sa version des faits. Plus tard dans le roman, Dolores l'accusera de l'avoir violée, et il disait lui même s'être laissé faire seulement « aussi longtemps que je pus le supporter », ce qui suggère une soudaine prise de contrôle de sa part. Malgré ses désirs sexuels pervers, il est pudibond dans son attitude vis-à-vis de la culture américaine qu'il juge dépravée, étant dégoûté par la visibilité du sexe, et utilise cet élément pour justifier son comportement.
Minimisant l'aspect physique de son désir, il prétend que le sien est plus noble, qu'il s'agit d'une question d'esthétisme.
Chapitres 30 & 31
Humbert imagine la fresque qu'il aurait peinte pour redorer la salle à manger de l'hôtel. Il l'imagine représentant un lac, des animaux et feuillages colorés, un sultan au visage agonisant aidant un enfant esclave à grimper une colonne d'onyx, et un lac avec une opale de feu en son centre. « Un dernier spasme, une dernière touche de couleur, un rouge cuisant, un rose endolori, un soupir, une enfant grimaçante ».
Dans le chapitre suivant, il tente d'expliquer l'étrange mélange du « bestial et du beau » dans son amour pour les nymphettes. Il se lance dans un plaidoyer pour justifier son comportement sexuel : la loi romaine permettait aux filles de se marier à douze ans, et certains États américains autorisent à l'époque encore le mariage à cet âge dans des circonstances particulières. Enfin, dans un effort de justification, il indique à ses lecteurs qu'il n'a même pas été le premier amant de Lolita.
Analyse
Le narrateur projette les images exotiques qui peuplent ses fantasmes sur son environnement banal - tout comme il projette ses fantasmes sur les actions des autres, brouillant la frontière entre rêve et réalité. Grâce à sa Lolita, même le motel le plus sordide devient pour lui un paradis tropical vivant. Il réinterpréte sa pédophilie sordide comme expérience profondément esthétique - pourtant, la mention d'un « rouge cuisant » et d'une « enfant grimaçante » est un cruel rappel à la réalité d'une enfant violée.
Cette fresque fusionne sous forme d'image la bestialité et la beauté qui selon notre narrateur constituent son « amour des nymphettes ». Bestialité et beauté qualifient adéquatement la tension du roman, entre perversion du thème abordé et prose hautement esthétique. L'intensité des tentatives d'auto-justification suggère des sentiments de culpabilité refoulés. À la fin du roman, ceux-ci deviendront plus explicites.
Chapitre 32
Dolores raconte à Humbert ses premières expériences sexuelles, avec une autre fille en colonie de vacances l'été précédent, et cet été au Camp Q avec un garçon nommé Charlie. Ils se lèvent et le père factice dit à sa fille qu'il la rejoindra dans le hall, lui recommandant de ne pas parler aux étrangers. Lorsqu'il descend après avoir remis de l'ordre dans leur lit, il remarque un homme de son âge observant Dolorès, qui lit un magazine en l'attendant.
Ils quittent l'hôtel et se rendent à Lepingville pour se restaurer. la petite est froide et distante lorsque notre narrateur tente encore une fois d'initier la conversation pour la faire parler ses expériences passées. Alors qu'ils remontent en voiture, « une expression de douleur passa en un éclair sur son visage, puis refit son apparition ». Humbert se montre coupable mais également égocentrique et obscène, pensant que l'état de l'enfant risque de l'empêcher « de faire de nouveau l'amour avec elle quand [il] aurait trouvé une jolie route de campagne où [se] garer en paix ».
Plus loin, après avoir repoussé de nouvelles suggestions obscènes, elle le traite de créature immonde : « J'étais pure et fraîche comme une pâquerette, et regarde ce que tu m'as fait. Je devrais appeler la police et leur dire que tu m'as violée ». Ne sachant pas si elle plaisante, notre narrateur est soudain anxieux, et elle continue de se plaindre de douleurs. Alors qu'ils s'arrêtent à une station service, elle dit souhaiter appeler sa mère - il lui annonce alors brutalement la mort de cette dernière.
Analyse
Tout au long du roman, Humbert utilise les forêts et îles éloignées comme paysages de ses fantasmes, comme nous l'avons observé dans le chapitre précédent avec la fresque murale. Ces images, ainsi que le mot « nymphette », renvoient aux contes érotiques de la mythologie grecque. Le fait que la première expérience sexuelle de Dolorès en colonie de vacances ait eu lieu sur une île ressemble étrangement à ses fantasmes, et nous amène à nous demander à quel degré il a embelli les faits.
Alors qu'il descend la retrouver dans le hall de l'hôtel, le narrateur remarque qu'un « lascif individu » ressemblant à son oncle Gustave l'observe attentivement. Il note que cet oncle est « lui aussi un grand admirateur du découvert », suggérant qu'il reconnaît en cet inconnu là un pair pédophile : l'homme étrange qui l'observe est, bien sûr, Quilty.
Ce chapitre est très important lorsque l'on tente de lire cette histoire du point de vue de Dolorès. Le livre étant écrit sous la perspective biaisée de son agresseur, sa propre voix apparaît très peu et il faut se montrer attentif pour trouver les indices qui suggèrent comment elle, jeune fille de douze ans, se sent réellement. Ici, on constate plus clairement et à plusieurs occasions les indices d'un état de souffrance et détresse : le narrateur nous indique à plusieurs reprises des expressions de douleurs et des plaintes de sa part (et pour cause, elle vient de se faire violer pas un homme de quarante ans son aîné), elle l'insulte et l'accuse ouvertement de son crime, et tente d'appeler un adulte à son aide (sa mère, ne sachant pas alors que cette dernière est morte).
Déstabilisé, Humbert assoit son pouvoir sur l'enfant en lui annonçant brutalement la vérité sur la mort de sa mère. Ce geste, qu'il défend comme faisant preuve de clémence envers elle en arrêtant de lui mentir, n'est en fait qu'un moyen de préserver la dynamique de pouvoir existante en sa faveur, et de briser entièrement tout espoir pour la petite, la contraignant à accepter l'état des choses.
Chapitre 33
Dans ce chapitre, Humbert commence par dresser la liste de tous les jouets, vêtements et babioles qu'il achète pour Dolorès à Lepingville. Ils prennent des chambres séparées au motel, mais elle le rejoint en pleurant dans la sienne au milieu de la nuit, et ils se réconcilient. Il note « Elle n'avait, voyez-vous, absolument nulle part où aller ».
Analyse
La liste de cadeau est une piteuse tentative de consoler Dolorès, probablement anéantie par la nouvelle de la mort de sa mère, ainsi que peut-être, d'acheter son silence. La « boîte de serviettes hygiéniques » qu'il lui achète suggère implicitement des saignement accompagnant probablement les douleurs dont elle se plaint au chapitre précédent.
Le narrateur se révèle sans culpabilité aucune dans la dernière phrase du chapitre, décrivant comment la jeune fille n'a nulle part où aller et personne vers qui se tourner. Arrachée de son école, sa famille, et ses amis, elle sera contrainte d'errer avec son kidnappeur et violeur, qui exulte de son pouvoir : ce n'est que le début du long cauchemar de l'enfant.