Chapitre 22
Dans un motel d'Elphinstone, qu’ils atteignent « environ une semaine avant le 4 juillet » (date mentionnée au chapitre 23) Dolores tombe malade et a de la fièvre. Humbert l'emmène à l'hôpital voisin, où elle reste pour la nuit. Il passe une nuit blanche au motel, seul pour la première fois depuis presque deux ans.
Après quelques jours, le traitement commence à fonctionner et on lui dit qu'elle sera vite sur pied. Alors qu'elle est alitée, et bien qu'il soit lui-même malade, notre protagoniste vient la voir à l'hôpital à huit reprises. Il a l'impression que Mary Lore, l'infirmière qui s'occupe d'elle, ne l'aime pas, et commence à craindre que le personnel de l'hôpital ne conspire contre lui.
Le lendemain, malade et délirant, il reçoit un appel l'informant que sa fille est prête à quitter l'hôpital, mais est trop malade pour s'y rendre. Après la nuit, il appelle et apprend qu'elle est déjà partie avec « son oncle, M. Gustave ». Il se précipite à l'hôpital et fait un scandale, ne partant qu'après avoir réalisé qu'il risque d'être arrêté s'il ne se calme pas. Il décide de retrouver l'homme qui a enlevé sa Lolita et de le tuer.
Analyse
Lorsque sa captive n'est pas avec lui c'est l'insomnie. Au début du roman, il se qualifie de « nympholepte », un mot qui combine son obsession pour les nymphettes et le mot narcolept : tout au long du roman, il l'associe au sommeil et aux rêves.
Sa jalousie obsessionnelle lui fait croire que le personnel de l'hôpital d'une ville qu'il n'a jamais visitée complote contre lui. Mary Lore est la dernière d'une série de personnes qui, dans un cadre institutionnel, deviennent suspicieuse (la directrice de l'école Beardsley était un autre exemple).
Dolorès s'est finalement enfuie avec Clare Quilty. Prolongeant le schéma des toilettes et des téléphones, un appel téléphonique marque un tournant important dans l'histoire. Humbert remarque depuis longtemps la ressemblance de son poursuivant avec son oncle, et le personnel de l'hôpital appelle l'homme mystérieux M. Gustave, suggérant que la jeune fille et son nouvel amant se jouent de sa paranoïa. Avant la rencontrer, il a fait plusieurs séjours en hôpital psychiatrique : dès qu'elle disparaît, la menace d'une arrestation ou d'une institutionnalisation se manifeste à nouveau.
Chapitre 23
Pendant les quatre mois qui suivent, entre le 3 juillet et le 18 novembre, Humbert se résout à parcourir les mille kilomètres qui le séparent de Kasbeam, où la voiture rouge a fait sa première apparition pendant leur voyage. Pour retrouver l'homme avec qui Dolorès s'est enfuie, il consulte les registres des 342 hôtels et motels où ils ont séjourné. L'homme semble avoir anticipé cette enquête et a laissé une traînée d'alias moqueurs : Arsène Lupin, Arthur Rainbow, Harold Haze, G. Trapp.
En interprétant ces pseudonymes, notre narrateur se rend compte de plusieurs choses : que la liaison entre l'inconnu et sa fille a probablement commencé à Beardsley ; qu'elle lui a donné à l'avance le plan de leur voyage en voiture ainsi que des détails intimes sur leur vie ; et bien qu'il ne révèle jamais son identité à travers ses pseudonymes, il dévoile être littéraire et sophistiquée - avec une personnalité et une éducation très similaires à celles d'Humbert lui-même.
Analyse
La disparition de Dolorès se situe autour du 4 juillet, date symbolique car celle de l’indépendance de l’Amérique - à laquelle notre narrateur compare constamment sa nymphette captive.
Le nombre d'hôtels et de motels est le même que le numéro d'adresse des Haze à Ramsdale, et de la chambre d'hotel de ses premiers méfaits, suggérant un schéma du destin. Les pseudonymes laissés par l'homme que poursuit Humbert sont tous des plaisanteries : certaines font référence à la littérature, d'autres à notre narrateur lui-même. Arthur Rainbow est une version déformée d'Arthur Rimbaud, Arsène Lupin un gentleman cambrioleur particulièrement connu pour son talent à user de déguisements, Harold Haze, le défunt mari de Charlotte, et G. Trapp est l'oncle avec lequel Quilty partage une forte ressemblance.
Les pseudonymes permettent à notre protagoniste de reconnaître que la jeune fille n'a pas été « kidnappée » mais qu'elle a participé à sa propre évasion. Sinon, comment l'homme avec qui elle s'est enfuie aurait-il pu connaître ces détails sur leur vie personnelle ? La finesse littéraire et l'arrogance moqueuse de Quilty reflètent celles du narrateur. L'idée que les personnages ont un double est un motif important dans ce roman, ainsi que dans les autres livres de Nabokov. Le thème du double est populaire dans la littérature russe du dix-neuvième siècle, une tradition qui a fortement influencé l'auteur.
Chapitre 24-25
De retour à Beardsley après des recherches infructueuses, Humbert tente toujours de comprendre qui pourrait être le kidnappeur. Il soupçonne un professeur d'art de l'ancienne école de Dolorès, mais se rend compte qu'il a tort.
Engager un détective privé s'avère également futile.
Sans sa nymphette, il sombre dans le désespoir et trois années s'écoulent. Il détruit, jette ou donne ses vêtements, ses livres et objets. Lorsqu'il rêve d'elle, elle est étrangement mêlée à Valeria ou Charlotte. Il passe quelque temps dans un sanatorium où il a déjà séjourné, et compose un poème de supplication à l'intention de Dolores Haze. Bien qu'il convoite toujours les nymphettes, la perte de celle qu'il croyait sienne a atténué sa tentation de fréquenter les jeunes filles - il ne fantasme plus sur l'idée d'en kidnapper une. Il trouve compagnie et attention en Rita, un nouveau protagoniste.
Analyse
Bien qu'il soit évident que Dolorès s'est échappée de son propre chef, notre protagoniste fait continuellement référence à l'homme avec lequel elle est partie comme étant son kidnappeur. Ironiquement, il est lui-même le seul homme à l'avoir kidnappée. Une fois de plus, il tente de justifier son obsession perverse en manipulant les termes. Humbert le narrateur ridiculise Humbert le personnage pour son incapacité à identifier le kidnappeur : d'après le nombre extravagant d'indices qu'il a fournis au lecteur, il devrait être douloureusement évident que Clare Quilty est le responsable. Nabokov parodie les romans policiers.
Tout au long de son récit, notre narrateur a insisté sur la singularité absolue de sa Lolita à ses yeux. Elle est le cœur de son imagination, et sa perception de son environnement est modifiée par son absence. Le souvenir de son image commence à lui échapper : elle se mêle à d'autres femmes dans ses rêves, il perd en clarté d'esprit.
Chapitre 26
Notre narrateur raconte avoir rencontré Rita, une divorcée alcoolique de son âge, gentille mais peu intelligente, dans un bar. Elle devient sa compagne alors qu'ils roulent à la recherche du « kidnappeur » de Dolorès. Ils passent deux ans ensemble, de 1950 à 1952, d'abord sur la route puis dans un endroit appelé Cantrip, où l'université lui offre un appartement en récompense d'un article qu'il a publié s'intitulant « Mimir et Mémoire ». Embarrassé par Rita, il ne l'autorise pas à rester avec lui dans l'appartement et la fait loger dans une auberge en bord de route.
Au cours des années qu'ils passent ensemble, il retourne à Briceland, la ville où se trouve l'hotel The Enchanted Hunters (bien qu'il ne puisse se résoudre y entrer). À la bibliothèque locale, il cherche une photo de lui dans un vieux numéro du journal ; il se souvient d'avoir accidentellement été photographié pendant la convention, dans le hall de l'hôtel. Bien qu'il trouve la photo, il n'y a aucune trace de lui.
Analyse
Ayant perdu sa nymphette, Humbert s'intéresse à l'étude de la mémoire. Le mot Cantrip, qui signifie « sortilège », suggère le thème de l'enchantement, et qu'il y a une part de magie dans la capacité à retrouver ce que l'on a perdu en souvenir. À bien des égards, c'est la raison pour laquelle il écrit cette histoire : il souhaite, artistiquement, retrouver sa Lolita en mémoire. Le lien entre mémoire et perte est un thème important dans les ouvrages de Nabokov.
Sans Dolorès, notre narrateur redevient un vagabond et se retrouve avec Rita qui, elle aussi, n'a ni foyer ni raison d'être. Comme toutes les autres femmes de sa vie qui ne sont pas des nymphettes, elle n'est qu'un substitut : il ne se soucie pas d'elle.
Son incapacité à se retrouver sur la photographie est une allégorie de son agonie mémorielle. Ayant perdu sa captive, il commence à avoir du mal à se convaincre que le temps passé avec elle était bien réel : il cherche des preuves, et ne les trouve pas. En retournant à Beardsley, puis à Briceland, il revient sur ses pas, un voyage qui se poursuivra dans les chapitres suivants, lorsqu'il retournera à Ramsdale et dans d'autres lieux qu'ils ont visités ensemble. Le roman fait une sorte de retour en arrière.
Chapitre 27
Dans ce chapitre, Humbert reçoit deux lettres : la première est de John Farlow, désormais veuf et remarié à une Espagnole. Il déménage en Amérique du Sud et ne veut plus rien savoir des propriétés au nom de Dolorès Haze dont il est responsable. Il prévient notre narrateur qu'il les confie à Jack Windmuller, et qu'il ferait mieux de « produire Dolly au plus vite ». Surpris par cette tournure d'événements, Humbert médite quant à la manière dont les gens nous surprennent souvent en changeant radicalement au cours de leur vie.
La deuxième lettre provient de Dolorès. Désormais âgée de 17 ans, elle est enceinte et mariée à un ingénieur. Elle lui demande de l'argent pour partir en Alaska, où son mari Dick a une offre d'emploi. Elle refuse de donner son adresse exacte, craignant que son « père » ne soit encore fâché de son évasion trois ans plus tôt. La lettre est datée du 18 septembre 1952. Elle la signe « Dolly (Mrs. Richard F. Schiller) ».
Analyse
La mention superficielle du fait que John est maintenant veuf indique à quel point Humbert se soucie peu du sort des femmes qui l'entourent - ou des autres en général. Le lecteur attentif se souviendra que Jane Farlow, l'épouse décédée, était amoureuse de notre narrateur et avait essayé de l'embrasser après la mort de Charlotte. Dans l'étroitesse d'esprit de son obsession, notre narrateur omet de mentionner tout cela.
Il évoque la stabilité immuable des personnages littéraires et son désir de voir les gens agir de manière inchangée : ce souhait est similaire à celui de ne pas voir grandir les nymphettes, et surtout sa Lolita. Il assouvit ce désire par le biais de l'écriture et du fantasme, à travers la création d'un personnage de fiction. Son manuscrit est une tentative de créer une Lolita immuable et immortelle, restée nymphette à jamais. Cette considération sur la manière dont les autres changent au fil du temps nous prépare à ses retrouvailles avec Dolorès dans le chapitre suivant.
Cette dernière a changé. La retranscription de sa lettre est l'une des seules parties du roman où l'on peut lire son point de vue, sans qu'il soit entaché par l'imagination obsessionnelle d'Humbert. La présence d'une date nous rappelle à quel point elle est au cœur de son univers : il l'utilise pour mesurer tout, y compris le temps, dont il n'est mention que vaguement dans les chapitres de son absence.
Le fait que sa lettre survienne après celle, relativement insignifiante, de John Farlow, crée un sentiment de surprise et d'importance accrue. Son courrier est l'un des premiers rappels que Lolita n'est pas le nom, ni même le surnom, que Dolores Haze utilise. La décision de Humbert d'utiliser « Lolita » pour la désigner tout au long du manuscrit nous rappelle à quel point son propre point de vue est central dans la création de son personnage, et non la vraie jeune fille.
Chapitre 28
Le lendemain, il part pour Coalmont, la ville où Dolorès vit avec son mari Dick Schiller, armé de son revolver. Il se prépare physiquement et psychologiquement à tuer celui qu'il croit être l'homme qui l'a enlevé. Il s'habille pour l'occasion, comme s'il se préparait à un duel. Il arrive à destination et finit par trouver leur maison délabrée.
Analyse
Malgré la demande explicite de Dolorès de ne pas tenter de la retrouver, Humbert le fait dès qu'il reçoit la lettre, pensant que son mari est l'homme avec lequel elle s'est enfuie en 1949 et prévoyant de le tuer, abandonnant Rita sans état d'âme. Ce comportement montre le peu de respect qu'il a pour les femmes qui l'entourent en tant que sujets, son manque de considération quant à leurs émotions et l'impact que son comportement peut avoir sur elles.
Les préparatifs de son duel témoignent de son imagination débordante. Il se prépare à une confrontation aussi élaborée et mélodramatique qu'une histoire d'amour du dix-neuvième siècle. Il vit dans son monde, et son imagination aristocratique se heurte à une réalité beaucoup plus banale : Dolorès vit dans une petite maison à l'aspect minable, elle a 17 ans, elle est pauvre et enceinte.
Chapitre 29
C'est « Dolly Schiller » qui ouvre quand Humbert sonne à la porte. Elle est plus âgée - ce n'est plus une nymphette - et visiblement enceinte. Elle le fait entrer et il découvre son mari. Réalisant immédiatement qu'il ne s'agit pas de l'homme qui l'a enlevée trois ans auparavant, il l'interroge sur l'identité de ce dernier.
D'abord réticente, elle finit par lui révéler son nom : il s'agit de Clare Quilty, l'auteur Des Chasseurs enchantés et neveu du dentiste de Ramsdale. Son cœur se brise lorsqu'elle déclare que le dramaturge est le seul homme qu'elle ait jamais aimé. Il voit bien qu'elle ne le considère que comme son bourreau de père. Elle lui présente son mari Dick, qui les laisse seuls pour des retrouvailles entre « père et fille ».
C'est là que Dolorès raconte qu'elle avait été courtisée par Clare Quilty bien avant qu'elle ne rencontre Humbert. Vieil ami de sa mère, elle avait entendu dire qu'il avait failli être incarcéré pour pédophilie quand l'avait rencontré pour la première fois, à l'âge de 10 ans. L'homme, surnommé « Cue », les avait aussi vus à l'hôtel The Enchanted Hunters. Ils s'étaient rapprochés à Beardsley pendant les répétitions de théâtre, d'où il les avait suivis jusqu'au Colorado et planifié leur fuite.
Trois ans auparavant, alors âgée de 14 ans, elle était amoureuse de lui et croyait que c'était aussi son cas. Peu après qu'il l'ait sortie de l'hôpital, pourtant, il l'avait conduite au ranch Duk Duk, où elle s'était rapidement rendue compte qu'il était beaucoup plus intéressé à la faire jouer dans ses films pornographiques. Devant son refus, il l'avait mise à la porte, et elle avait du commencer à gagner sa vie seule, travaillant comme serveuse pendant deux ans avant de rencontrer son mari, qui ignore tout de son passé.
Après lui avoir soutiré les informations qu'il recherchait, Humbert raconte se rendre compte qu'il l'aime encore. Il la supplie de venir avec lui. Elle pense qu'il lui demande des faveurs sexuelles en échange de l'argent dont elle a besoin. Il est profondément blessé par cette supposition : il réalise qu'elle n'a jamais compris qu'il l'aimait véritablement. Il lui donne une enveloppe contenant quatre mille dollars et lui demande à nouveau si elle accepte de venir avec lui. L'appelant pour la première fois « mon chéri », elle refuse gentiment. Il se met à pleurer. Elle tente de l'enlacer mais il s'esquive, lançant un dernier appel à sa « Carmencita » sans succès, avant de rejoindre sa voiture et de repartir, en larmes.
Analyse
La décision du narrateur d'appeler sa muse « Dolly Schiller » au début de ce chapitre est frappante. Cette transition souligne à quel point elle a changé - tellement qu'il ne peut ou ne veut pas le nier - et marque ce chapitre comme étant alimenté par la « vraie » Dolorès, et non par la fille fantasmée.
Le lecteur attentif aura déjà compris que l'homme avec lequel elle s'est échappée était Clare Quilty. C'est la fin de la dimension « roman policier » de Lolita : le mystère (qui est plutôt une parodie de mystère) a été résolu. La présence invisible de l'homme à chaque étape de l'intrigue renforce son rôle de double ou d'ombre : il était partout, sans qu'on s'en aperçoive. Il est révélé comme étant lui aussi pédophile, mais également pédopornographe. Étant le miroir de notre narrateur, cela nous fait questionner si l'aspect pornographiques de l'écriture de ce dernier est un équivalent littéraire.
Il y a une ironie amère dans le fait que Dolorès ne voit en Humbert que son père et son agresseur. Au début de l'histoire, la paternité était la couverture parfaite pour leur relation - aujourd'hui, il a le cœur brisé que son amour ne soit ni compris ni réciproque.
La supposition immédiate de la jeune fille qu'il attend une faveur en échange de l'argent - et sa surprise en apprenant son amour pour elle - soulignent leur différence de perception sur leur relation. Ce chapitre permet de la voir à travers son regard, sans les verres colorés de l'obsession d'Humbert. Comme il l'admet, Quilty lui a simplement brisé le cœur ; lui par contre, a ruiné sa vie.
La scène finale entre nos deux protagonistes est l'un des rares moments authentique de tendresse du roman. Humbert a déjà perdu Dolorès, pourtant ses retrouvailles avec elle deviennent une répétition de cette perte initiale. Son mémoire, de la même manière, lui fait revivre cette perte à travers le souvenir.
Chapitre 30-32
Quittant Coalmont, notre narrateur se rend à Ramsdale. Sa voiture s'enlise dans la boue sur un chemin de terre, une dépanneuse l'en dégage. Stoppant dans une ville proche du The Enchanted Hunters, il reste assis dans sa voiture à pleurer, « soûlé par l'invraisemblable passé ».
Dans le chapitre suivant, sur une aire de repos, il se remémore une conversation sur la transcendance religieuse avec un prêtre au Québec. Il essaie de songer à la religion, mais n'y trouve aucun réconfort : rien ne peut effacer sa culpabilité pour ce qu'il a infligés à Dolorès. Il commence à se rendre compte de la gravité de ses actes. Il termine le chapitre par deux vers imaginant en lien nécessaire entre la moralité et le sublime.
Conscient d'avoir gâché l'enfance de Dolorès, il médite, dans le chapitre 32, sur les moments où il a froidement ignoré sa souffrance. Il se remémore de son expression désespérée dans le miroir, lorsqu'elle pensait qu'il ne la regardait pas, de sa tristesse lorsqu'elle assistait au bonheur de familles normales, de sa peur lorsque l'affection dont il lui faisait preuve s'était soudainement transformée en désir. Torturé par ses souvenirs, Humbert réalise que la « parodie d'inceste » qu'il lui a imposé n'est pas un substitut à une véritable vie de famille.
Analyse
Avec le refus de Dolorès de revenir, l'histoire commence à s'essouffler. La décision d'Humbert de poursuivre Quilty est presque un impératif de la narration : seule une confrontation dramatique pourrait être à la hauteur de son sentiment de perte. Il s'agit à la fois d'un cliché parodiant la fiction romantique, et d'un exemple supplémentaire du fantasme littéraire que le narrateur a de sa propre vie. Il compare ses larmes à l'ivresse, mettant en évidence un thème majeur du roman : la douleur et l'ivresse que lui apporte le souvenir.
La relation entre moralité et beauté, ou sublimation, est également un thème central de Lolita. L'élégance de son écriture est l'une des manières principales utilisées par le narrateur pour dissimuler ses crimes. Il conclut que beauté et moralité sont nécessairement associées, alors que son propre roman en prouve le contraire : l'histoire, sublimement racontée, est hautement immorale.
Humbert se targue d'être un observateur attentif, pourtant Lolita est rempli de petits détails qu'il commence à réaliser avoir ignoré, aveuglé par son obsession.
Ses fantasmes érotiques ont déformé sa perception. Il prend douloureusement conscience de la souffrance qu'il a causée et ignorée, et qualifie sa relation de « parodie d'inceste » - il n'est même pas son vrai père.
Chapitre 33
Humbert retourne à Ramsdale. Fantomatique, il hante les lieux qu'il avait l'habitude de fréquenter et passe devant la maison du 342 Lawn, où il salue une petite fille qui joue dans la cour. Elle est effrayée et il prend conscience qu'il a l'air hagard et inquiétant.
Il rencontre Mme Chatfield et lui apprend le mariage de Dolores et, pour la choquer, l'informe des aventures que Charlie Holmes entretenait avec les filles en colonie de vacances. Outrée, elle lui apprend que que ce dernier vient d'être tué par les troupes ennemies en Corée.
Humbert se rend au bureau de Jack Windmuller, l'avocat à qui John Farlow a confié la responsabilité de la succession Haze, l'informant de l'union de sa fille et faisant en sorte que les biens lui soient transférés.
Enfin, il rend visite à Ivor Quilty, le dentiste local et oncle de Clare, et découvre où réside ce dernier. Il lui fait miroiter un désir d'acheter une toute nouvelle dentition, puis lui annonce qu'il a changé d'avis.
Analyser
Comme Humbert le narrateur, Humbert le personnage revient sur ses pas et retourne à Ramsdale. Même son apparence est celle d'un fantôme : il revit le passé, ne parvenant pas à en surmonter la perte. Au début du roman, son apparence séduisante et son charisme détournaient l'attention de sa perversion ; désormais, il apparaît tel qu'il est intérieurement, et effraie les petites filles.
Quand il vivait à Ramsdale, il jouait la comédie, prenant le rôle du mari de banlieue pour accéder à sa Lolita. Aujourd'hui, ne se souciant plus des conséquences de ses gestes, il défie la façade suburbaine de moralisme et de décence. La mention de la guerre de Corée est un des rare marqueur temporel du roman : l'esthétisme de notre narrateur et son obsession pour les nymphettes le rendent indifférent aux événements historiques.
Un autre exemple mentionné est le cas, bien réel, de Sally Horner. La fillette de 11 ans, kidnappée par Frank La Salle en 1948, avait subis vingt-et-un mois cauchemardesques de viols et d'abus avant qu'il soit arrêté et condamné à perpétuité en vertu de la loi Mann.
L'incident, très médiatisé à l'époque, a été admis par Nabokov comme source d'inspiration ; il en fait d'ailleurs coïncider les dates avec le début de l’enlèvement de Dolorès.
La visite d'Humbert chez son avocat rappelle quelqu'un qui donne ses dernières volontés. Sachant qu'il risque de mourir lors de sa confrontation avec Quilty, il tente de réparer une partie du mal qu'il a fait en restituant l'héritage.
Enfin libre de se comporter sans peur des conséquences, il joue un tour au dentiste par pure malveillance. Ce faisant, il imite ce qu'il considère que lui impose son destin : lui offrant ce qu'il désir, avant de le lui retirer soudainement.
Chapitre 34
Humbert quitte Ramsdale et se rend à la résidence de Clare Quilty - Pavor Manor, sur Grimm Road. Il arrive après la tombée de la nuit, et de nombreuses voitures sont garées devant. Il décide de revenir le lendemain matin. Sur le chemin du retour, il passe devant un cinéma d'extérieur et voit un homme à l'écran lever son arme.
Analyse
Pavor signifie « peur » en latin, et Grimm réfère bien sûr aux célèbres auteurs de contes. Ces deux indices soulignent le caractère fantastique et créent une atmosphère menaçante autour de la confrontation prochaine. L'arme du personnage dans le film renforce cette atmosphère de danger. On peut y voir une parodie de roman gothique se terminant souvent par une confrontation avec un adversaire effrayant dans une propriété en ruine : une fois de plus, l'histoire est racontée d'une manière très esthétisé.
Chapitre 35
Le lendemain matin, Humbert retourne chez Quilty. N'obtenant pas de réponse, il ouvre la porte déverrouillée et entre.
Il inspecte la maison, retirant les clés de toutes les serrures. Alors qu'il se dirige vers une salle de bain, son ennemi en surgit et descend sans l'apercevoir.
Il le suit, et le dramaturge le remarque enfin. Ce dernier, hébété, ne le reconnaît pas, et notre narrateur tente de lui rappeler qui il est en lui demandant s'il se souvient de Dolorès Haze. Lorsqu'il feint l'ignorance, Humbert, en colère, lui ordonne de s'assoir et de se préparer à vivre ses derniers instants. Bien qu'ayant remarqué son arme, son opposant continue à bavarder en fumant. Le narrateur tente de lui tirer une balle dans le pied, mais le revolver s'enraye : lorsqu'il fait enfin feu, la balle s'enfonce dans la moquette. Quilty semble se ressaisir, et se défend d'avoir enlevé Dolorès, mais plutôt de l'avoir sauvée d'un « répugnant pervers » (Humbert). Il l'attaque et fait tomber l'arme sous une commode.
Ils luttent et notre protagoniste émerge avec le pistolet. Il fait lire à son adversaire un poème déclarant qu'il doit mourir pour lui avoir enlevé Dolorès. Quilty tente de négocier, offrant une maison, des esclaves sexuels, de l'argent, des vêtements et des livres si Humbert lâche son arme.
Ce dernier fait feu et manque à nouveau son coup. Le dramaturge se précipite dans une autre pièce, où il s'assoit et commence à jouer au piano. Il reçoit une balle dans le flanc et pousse un hurlement théâtral avant de s'enfuir. Notre narrateur le poursuit à travers la maison, lui tirant dessus à plusieurs reprises. Le dramaturge répond à chaque tir par des cris dramatiques, frissonnant comme s'il était chatouillé. Il parvient à atteindre une chambre à coucher, et se glisse dans le lit. Humbert lui tire dessus une dernière fois, puis descend, profondément troublé par cette absence de peur et ce refus cauchemardesque de mourir.
Il tombe sur un groupe de gens en train de boire un verre et leur annonce qu'il a tué Quilty, mais ils ne le prennent pas au sérieux. Au moment où il part, son opposant rampe sur le palier du deuxième étage et meurt enfin. Humbert constate qu'il s'agit de « la fin de l'ingénieuse pièce de théâtre mise en scène pour moi par Quilty ».
Analyse
L'apparition de Quilty depuis la salle de bains complète le schéma fatidique des toilettes qui se répète tout au long du roman. L'ensemble de la confrontation est anti-climatique, désamorçant la tension qui s'est développée au cours des chapitres précédents dans une fusillade interminable et frénétique, parodiant à l'extrême l'histoire du Doppelgänger. Notons que notre narrateur portait un peignoir lors de son premier épisode sexuel avec Dolores : ce vêtement en commun évoque encore le thème de l'ombre ou du double, et laisse entendre qu'en attaquant Quilty, notre narrateur s'attaque inconsciemment à lui-même pour ce qu'il a fait : sa quête de vengeance est aussi une quête de rédemption. Pendant la lutte, il devient difficile de les distinguer l'un de l'autre : ils sont tous deux les méchants, et non pas un héros et son adversaire.
Notre narrateur essaie de créer une confrontation mélodramatique, mais son adversaire désamorce l'ambiance par avec attitude désinvolte : un autre exemple d'une imagination littéraire mélodramatique qui se heurte à une réalité ordinaire. Alors qu'il tente de raconter l'histoire d'un amour tragique, Quilty, par la ruse et la moquerie, la transforme en vaste farce.
Les tirs manqués parodient le thème des armes à feu associées à la puissance sexuelle. Le son faible du pistolet suggère l'impuissance l'impuissance d'Humbert, vaincu par le dramaturge dans leur compétition sexuelle. Il est profondément ironique qu'il le traite de kidnappeur alors qu'il est celui qui l'a en fait kidnappée quand elle était enfant. Les répliques de son adversaire nous rappellent cette distance qui sépare ses de la réalité.
Le nombre cinquante-deux est important pour le roman. C'est le nombre de cartes dans un jeu, de semaines dans une année et de la dernière année dans la chronologie de l'histoire ; le fait que Quilty ait écrit 52 pièces de théâtre s'y ajoute.
La question de savoir si les choses se produisent par hasard, par fatalité ou par complot est l'un des thèmes fondamentaux de l'œuvre de Nabokov.
Quilty se moque du narrateur jusqu'au bout. Ses hurlements théâtraux et son comportement désordonné ridiculisent le mélodrame que qu'il attend cette scène de vengeance. Plutôt qu'un sentiment de soulagement et de triomphe, il en ressort troublé : même après sa mort, il se sent manipulé, comme l'objet d'une mauvaise blague. Ce passage est troublant notamment parce que la torture psychologique que lui impose son adversaire est surréaliste et exagérée - même sa propre fin ne parviendra pas à venir à bout de ses ruses.
Ce qui rend Quilty si ingénieux, c'est qu'il anticipe l'état d'esprit et les intentions de notre protagoniste à chaque étape de l'intrigue. Il le fait lorsqu'il s'enfuit avec Dolorès, taquinant Humbert avec ses pseudonymes, et lors du combat final. En cela, il ressemble à Nabokov lui-même, anticipant constamment ce à quoi s'attendent ses lecteurs (en se basant sur ce qui se passe habituellement dans les romans et les films) et leur donnant quelque chose qui s'en rapproche, mais qui est étonnamment différent.
Chapitre 36
Estimant que, puisqu'il a ignoré les lois de l'humanité, il pourrait tout aussi bien ignorer le code de la route, Humbert repart en conduisant du mauvais côté, laissant derrière lui son imperméable et l'arme du crime. La route est bloquée par des voitures de police, il fait une embardée puis s'arrête et attend que la police l'arrête.
Il se remémore une pensée qu'il a eu peu après la disparition de Dolores : la partie véritablement tragique de son histoire n'est pas la perte de cette dernière, mais la privation pour elle d'une enfance heureuse parmi d'autres enfants. Se déclarant opposé à la peine de mort, il écrit que s'il était juge, il se condamnerait à trente-cinq ans de prison pour viol et rejetterait les autres accusations.
Considérant son récit terminé, il donne une consigne : le livre ne doit pas être publié tant que Dolores et lui-même sont encore vivant. Il termine le livre comme s'il s'adressait à elle, lui souhaitant le bonheur et promettant de l'immortaliser dans l'art.
L'avant-propos indiquait précédemment qu'il mourrait en prison peu de temps après avoir achevé ses mémoires, tandis qu'elle, meurt à Noël pendant l'accouchement.
Analyse
Maintenant que l'histoire est terminée, Humbert conduit sur le mauvais côté de l'autoroute tout en reculant simultanément dans ses souvenirs. Il est tout à la fin de son histoire et réfléchit sur le passé. Fait ironique, il est d'abord arrêté pour sa mauvaise conduite, et non pour son meurtre : cependant, il semble penser que son seul crime a été de violer Dolorès. Bien qu'il ait finalement accepté la pleine responsabilité de ses actes, il marche toujours au rythme de sa propre morale.
Il nous offre ici sa scène de rédemption. Son crime, tel qu'il le comprend, a été de priver Dolorès de deux choses que lui, exilé excentrique, n'a jamais connues : un foyer et une communauté. Deux histoires se terminent ici en même temps. L'une est l'histoire du personnage, qui se termine par son arrestation. L'autre est son histoire en tant que narrateur, qui vient juste de finir de comprendre l'intrigue - le schéma et le sens - de sa vie. La narration n'est pas moins importante que la vie racontée : son manuscrit constitue une tentative émotionnelle d'immortaliser Dolorès, de donner un sens à sa vie et d'accepter ses crimes.
La symétrie du livre - les premiers mots de l'avant-propos, de la narration par Humbert, et le dernier mot du roman sont tous « Lolita » - fixe les limites de ce récit ainsi verrouillé ; Dolorès Haze hante à jamais ses mémoires non pas en tant qu'elle-même, mais en sa nymphette fantasmée, Lolita.