Dolorès comme l’Amérique
Dans le deuxième chapitre de la deuxième partie, Humbert avoue que le but de leur longue transhumance sur le nouveau continent n’était finalement pas l’exploration de l’Amérique : « Nous étions allés partout. En fait, nous n'avions rien vu. Et aujourd'hui je me surprends à penser que notre long voyage n'avait fait que souiller d'une sinueuse traînée de bave ce pays immense ». Ce passage figure comme un aveu de notre narrateur, qui dévoile avoir traversé le pays tout entier mais n’en avoir, pour résultat, qu’exploré et souillé que le corps d’une enfant (voir citation 8). C’est dans ce passage que la transposition de Dolorès à l’Amérique toute entière est le plus évident.
En découvrant Dolorès, Humbert écrie « ma petite amie de la Côte d'Azur qui me dévisageait par-dessus ses lunettes sombres ». Cette « petite amie de la Côte d'Azur », c’est son amour d’adolescence, la jeune Annabel Leigh qui mourut du typhus à Corfou. La comparaison nous indique à quel point l’Amérique qui nous est présentée, tout comme la jeune fille, est constamment perçue à travers le filtre du regard européen et reste soumise à l’épreuve de la comparaison.
Le narrateur a souvent les même reflexions sur la fillette et sur le pays : il critique ouvertement leur vulgarité et leur caractère superficiel, la vacuité de leur culture populaire. Cependant, malgré ses condamnation, il est amoureux du pays comme de la jeune fille : et les qualités qui l’attirent chez les deux sont les mêmes - sa taille, sa jeunesse et sa beauté naturelle. La fuite de Dolorès autour du 4 juillet, jour de l’Indépendance des état-unis, est un élément très symbolique qui vient alimenter cette comparaison.
Pomme et religion : Dolorès ou Eve
Malgré le dédain de Nabakov envers le symbolisme, la pomme du chapitre 13, alliée à la présence du thème de la foi chrétienne, devient emblème de la corruption. En s'associant lui-même et ses expériences au thème du divin, le narrateur transforme ses désirs bas et grossier en une vaste quête spirituelle de sa nymphette. Si Dolorès est Eve, elle mange le fruit et transforme ainsi Humbert en Adam irréprochable : « elle s'était fardé les lèvres et tenait dans la coupe de ses mains une pomme d'un rouge édénique, superbe et banale à la fois. Elle n'était pas chaussée cependant pour aller à l'église ».
Sa référence profane au jardin d'Eden lui permet d'excuser ses actions en faisant de Dolorès la tentatrice et non la fillette vulnérable. Cette manifestation de ses désirs sexuels par le biais d'allusions bibliques tire sur la corde de la culpabilisation des femmes, un thème très présent dans la religion et le patriarcat, pour se dédouaner de toute responsabilité.
Vagabondage et déracinement émotionnel
Dans ce roman, aucune des résidences de nos personnages n'est permanente. Humbert naît dans un hôtel, vit à Ramsdale en tant que pensionnaire, ne s'installe jamais vraiment à Beardsley et passe la plupart de son temps sur les route, dans des centaines de motels et d'auberges.
Très vite en va de même pour Dolorès, qui est enlevée par notre narrateur quelque semaines seulement après leur rencontre. En lui imposant son mode vie de vagabond, il a fait d'elle une vagabonde sans foyer, comme lui. Ils sont tous deux marginaux, menant des vies mensongères.
Ce déracinement physique des personnages symbolise leur itinérance émotionnelle : en effet, aucun d’entre n’a de véritable famille, d’amie ou de racines profondes.
Lunettes de soleil et vision biaisée
Lorsque Humbert et Annabel sont sur le point de coucher ensemble sur la plage, ils ont « pour unique témoin une paire de lunettes de soleil oubliée par quelqu'un ». Plus tard, lorsque notre narrateur aperçoit Dolorès pour la première fois, elle porte également des lunettes de soleil. Par ces lunettes, doublées, il imagine un lien important, presque mystique, entre Annabel et Dolorès dans l'imagination.
Ces lunettes peuvent également être comprises comme la métaphore d’un regard biaisé. Notre narrateur, perdu dans ses souvenirs et ses fantasmes, n’est pas fiable : le roman entier est perçu à travers les verres colorés de sa perception et de son obsession - et en particulier lorsqu’il s’agit des jeunes filles.
Papillons et nymphettes
Nabokov était un lépidoptériste (spécialiste des papillons) très respecté, et s'il y bien un élément que l'on puisse considérer comme un symbole strict (bien que Nabokov dédaigne ce procédé d'analyse), c'est la comparaison de Dolorès à un papillon. Insaisissable et séduisante, elle est chassée par Humbert comme par un lépidoptériste et son filet. En grandissant, elle subit également une métamorphose que notre narrateur souhaite à tout prix pouvoir arrêter en l'immortalisant.
Dans le regard de ce dernier, la métamorphose semble cependant se produire à l'envers : plutôt que de passer de l'état de larve à celui de magnifique créature ailée, elle devient de plus en plus vulgaire à mesure qu'elle vieillit et qu'elle perd ses qualités de nymphette.
Des images et des références aux papillons et à la lépidoptérologie apparaissent tout au long du roman, depuis les similitudes physiques entre l'insect fragile et la jeune Dolorès, jusqu'à la manière clinique dont Humbert observe sa charmante proie. Il l'étudie, la capture et l'épingle, détruisant ainsi ses qualités de joie et de délicatasse.
Les termes qu'il utilise pour décrire les jeunes filles, tels que frêle, fragile, souple, soyeux ou féerique, pourraient tout aussi bien décrire des papillons. Comme ces derniers, les nymphettes sont insaisissables et se transforment en un clin d'œil. À côté de ces créatures délicates et mercuriales, Humbert est conscient de sa propre monstruosité, se décrivant souvent comme bestial, brute ou maladroit.